Exposition d’art sur la justice à Rangoun : mérites, limites… et discorde

Exposition d’art sur la justice à Rangoun : mérites, limites… et discorde

Rangoun, 24 novembre 2019

Dans un pays marqué par tant de violence et d’injustice(s), visiter une exposition d’art à Rangoun sur le thème de l’accès au droit peut sembler dérisoire. Info Birmanie a franchi le pas de cet espace de micro-expression, boycotté par un artiste birman exilé qui ne mâche pas ses mots.

L’accès au droit s’expose actuellement à Rangoun dans le Old Tourist Burma Building. L’exposition multimédia « Everyday Justice » marque les quatre ans du programme d’accès au droit « MyJustice », mis en œuvre par le British Council. Financé par l’Union Européenne, il a été mené en partenariat avec près de 50 organisations de terrain, engagées dans des actions d’accès au droit pour les populations les plus vulnérables et démunies (1).

L’exposition « Everyday Justice » dans le Old Tourist Burma Building à Rangoun

(In)justice : perceptions et vécus individuels

On peut voir dans cette exposition des œuvres (plastiques, photographiques, vidéos) qui interrogent le lien entre la représentation qu’une personne peut avoir de la justice, son identité et les normes de la société dans laquelle elle évolue. Elle aborde notamment les inégalités homme-femme, la situation des personnes LGBT et livre des informations révélatrices sur la perception qu’ont les birmans de la notion de justice. Une enquête de terrain dans le cadre du programme Myjustice, menée auprès de 3365 personnes à travers le pays, livre des résultats évocateurs : la représentation qu’ont les birmans de la justice reste à l’image d’un pays façonné par des décennies de dictature et dans lequel la défiance vis-à-vis de l’institution judiciaire reste de mise. Car tout reste à faire pour que celle-ci devienne indépendante et garante de droits.

Il ressort de l’étude que, pour la très grande majorité des birmans, la loi est un moyen de contrôle de la population et vise à assurer la sécurité publique. Elle ne vise ni à résoudre les différends, ni à protéger les droits. La notion de droits de l’Homme (« Lu A Kwint Ayay »)  est largement méconnue : 44,6% des personnes interrogées (73,5 % des femmes vulnérables en milieu rural) déclarent ne pas savoir ce qu’elle signifie. Et ce sont les autorités locales villageoises qui restent des figures centrales en matière de justice, loin devant le juge. Tous les acteurs des programmes d’accès au droit doivent donc intégrer ces représentations et faire évoluer les mentalités, sur fond d’institutions sources d’injustice en l’absence d’Etat de droit. Htein Lin, l’un des artistes exposé, a réalisé une œuvre à ce sujet représentant l’institution judiciaire. Des briques représentant des murs de prison, des mains tendues et le bureau du juge équipé d’une machine à écrire un peu particulière : si l’on y tape le mot « justice », c’est le mot « indignation » qui apparaît.

Mais peut-on parler de justice librement en Birmanie?

Que montre l’exposition? L’œuvre de Ko Z, qui s’intitule « deux femmes », est ainsi légendée : « Chaque jour des femmes sont victimes de violence et bien souvent personne n’est traduit en justice pour ces crimes. Et si c’était vous ou votre famille ? Que feriez-vous ? Avec quelles difficultés et quel traumatisme ? Comment recherchiez-vous justice ? » Cette œuvre monumentale est en réalité consacrée au sort tragique de Maran Lu Ra et Tangbau Hkawn Nan Tsin, deux jeunes femmes Kachin violées et assassinées par l’armée le 19 janvier 2015.

« Two Women » de l’artiste Ko Z

L’un des films présentant les parcours de bénéficiaires du programme MyJustice traite de la situation d’un paysan Shan dépossédé de ses terres par l’armée dans le nord du pays et qui a pu se les voir restituer. Un tableau écrit évoque en pointillés la corruption et la violence des forces de sécurité. Une œuvre plastique représente un camp de personnes déplacées entouré de barbelés. Une autre évoque les restrictions très fortes qui pèsent sur la liberté d’expression…

Mais le titre de l’œuvre dédiée aux deux jeunes femmes Kachin a dû être changé et une œuvre a dû être retirée. Bien des enjeux de justice en Birmanie ne peuvent tout simplement pas être abordés dans cette exposition, qui traite d’un sujet très sensible. La correspondante de RFI a rencontré des artistes et la commissaire de l’exposition, qui s’expriment à ce propos.

Discorde : un artiste birman refuse d’exposer ses œuvres et pointe du doigt l’Union Européenne

Ces derniers temps, cette exposition fait parler d’elle dans la presse pour une toute autre raison. Sawangwongse Yawnghwe, qui réside aux Pays-Bas, a refusé d’y exposer ses œuvres pour dénoncer l’incohérence de l’Union Européenne (UE). Cet artiste n’est autre que le petit-fils du premier président birman, Sao Shwe Thaike, arrêté la veille du coup d’Etat du Général Ne Win en 1962 et décédé en détention huit mois plus tard.

Sawangwongse Yawnghwe remet sur la table une situation connue : Depuis que l’UE a ouvert des bureaux permanents en Birmanie, son Ambassadeur a élu résidence dans une propriété qui appartient à la famille du feu dictateur Ne Win, au pouvoir de 1962 à 1988. La presse rapporte qu’à l’époque une autorisation spéciale a dû être demandée à Bruxelles en raison du coût exorbitant du loyer de cette résidence, qui se chiffre à plusieurs dizaines de milliers de dollars par mois.

Pour Sawangwongse Yawnghwe, l’UE ne peut pas d’un côté financer le train de vie fastueux de la famille de Ne Win, dont tout le pays a terriblement souffert, et de l’autre promouvoir la transition démocratique et la justice. Progressive Voice y voit « l’hypocrisie des faiseurs de paix » et nombreux sont ceux qui sont choqués par la présence de l’UE dans cette résidence. Dans un pays où le revenu mensuel moyen avoisine les 70 dollars US, le faste n’est pas qu’une affaire de goût…

Les bureaux de l’UE à Rangoun, situés dans le Hledan Center, sont également en cause. Ce bâtiment est détenu par Asia World, un conglomérat proche de militaires et d’anciens du régime, épinglé dans un récent rapport de la Mission d’établissement des faits de l’ONU sur la situation en Birmanie, consacré aux intérêts économiques de l’armée (Tatmadaw). Une armée accusée de génocide, de crimes contre l’Humanité et de crimes de guerre… Les enquêteurs de l’ONU mettent à l’ordre du jour la nécessité de cesser de financer la Tatmadaw en rompant tout lien économique et financier avec son vaste réseau d’entreprises connexes. Cette recommandation est très favorablement accueillie par les défenseurs des droits humains et par de simples citoyens qui voient d’un bon œil tout ce qui peut mettre un terme au pouvoir exorbitant des militaires.

Si l’UE vient d’annoncer qu’elle allait changer de bureaux, elle ne s’est pas encore prononcée sur la résidence de son Ambassadeur… Quant à l’artiste Yawnghwe, il a encore beaucoup de choses à dire et il serait bon de l’écouter : sa radicalité exprime aussi une forme de vérité.

(1) Le programme MyJustice a touché plus de 73000 personnes et compte près de 9000 bénéficiaires directs. Il se termine à la fin de l’année 2019.  

Contact : Sophie Brondel sophie@info-birmanie.org