Les minorités et les élections

Les minorités et les élections

Introduction : pour les minorités, que de promesses déçues…

Lors du scrutin historique de 2015 qui s’est joué sur le mode « les militaires ou la démocratie », les minorités ethniques – qui représentent environ 30 % de la population – ont largement pris part au raz-de-marée électoral du parti d’Aung San Suu Kyi [1]. La Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) avait alors fait de la paix son credo et promettait la démocratie et le fédéralisme après des décennies d’exclusion, de conflits et de violations des droits humains. Cinq ans plus tard, les minorités ethniques sont en première ligne des désillusionnés face au bilan du gouvernement LND. La promesse de réforme démocratique et de paix qui a alimenté la campagne électorale de la LND en 2015 a cédé la place au désenchantement.

La situation s’est sérieusement dégradée sur le terrain de plusieurs conflits et des violations des droits humains [2]. Depuis 2015, le nombre de réfugiés et de personnes déplacées par les combats n’a cessé d’augmenter. Aux plus de 700 000 Rohingya qui ont dû fuir au Bangladesh en 2017, s’ajoutent notamment plus de 300 000 déplacés internes dans les états Kachin, Shan et d’Arakan. Depuis novembre 2018, les combats qui opposent l’Armée de l’Arakan (AA) et la Tatmadaw ont, à eux seuls, entraîné le déplacement de près de 200 000 civils. Ce conflit est le plus intense que la Birmanie ait connu depuis de nombreuses années et l’ONU y évoque de nouveaux crimes de guerre, voire des crimes contre l’Humanité, commis par l’armée.

Les Conférences de Panglong pour la paix, initiées par le gouvernement à grand renfort de communication, se sont enlisées. Limitées par le cadre non-inclusif de l’Accord national de cessez-le-feu de 2015, les discussions n’ont abouti à aucune avancée concrète. Les positions de l’armée et des organisations ethniques armées (OEA) restent inconciliables. En mars 2020, les autorités ont qualifié l’AA d’organisation terroriste, éloignant encore davantage les perspectives de voir cette OEA rejoindre la table des négociations.

Non seulement le sort des minorités ethniques n’a pas connu d’amélioration au cours de ces cinq dernières années, mais elles ne se sentent pas prises en compte par le gouvernement central. Elles lui reprochent de ne pas avoir appuyé leurs revendications d’égalité et d’autonomie. Ces minorités ont de nombreuses raisons de se sentir laissées-pour-compte : poursuite au sommet d’une politique qui promeut le nationalisme bamar-bouddhiste, afflux d’investissements et de projets économiques qui ne bénéficient pas aux populations, impacts désastreux de la réforme de la loi sur la terre pour les minorités, persistance d’un système politique qui les maintient à la marge sous l’égide de la Constitution de 2008, jusqu’à présent impossible à réformer [3].

La campagne d’édification de statues à la gloire du général Aung San, père d’Aung San Suu Kyi et de l’Indépendance, est venue illustrer les tensions entre le gouvernement central et les minorités. Le Gouvernement LND a lancé cette campagne dans les états ethniques en faisant fi de l’opposition suscitée et en réprimant les opposants au projet. Cette démarche cadrait mal avec la volonté affichée de réconcilier le pays, alors que les manifestants déclaraient : « Nous ne voulons pas la statue du général Aung San, nous voulons la réalisation de sa promesse. » Une promesse d’Etat fédéral qui, depuis 1948, tarde à se concrétiser.

La surenchère répressive des autorités est régulièrement dénoncée par les organisations de défense des droits de l’Homme (interpellation de manifestants pacifistes pour la paix, blocage de médias ethniques, poursuites judiciaires à l’encontre de journalistes et de défenseurs des droits humains). Dans un rapport publié le 8 octobre 2020, 19 organisations de la société civile pointent par ailleurs la menace que font peser les discours de haine sur le pays à la veille des élections. Le « rôle des discours de haine, des campagnes de désinformation et de l’ultranationalisme dans la résurgence de l’oppression et des violations des droits humains » y est décrypté, ainsi que « le nouvel alignement du gouvernement et de l’armée » : une « série de discours construits… se renforcent mutuellement et visent à promouvoir la domination bamar-bouddhiste au détriment des minorités ethniques et religieuses du pays.»

Pour les partis ethniques : un scrutin plus compétitif, marqué par d’énormes défis

En 2020, le manifeste de campagne de la LND reprend les grands thèmes de la réforme de la Constitution, de la paix et de l’amélioration des conditions de vie. Mais face au bilan de son mandat, de quels espoirs est-il porteur pour ceux qui n’ont vu aucune avancée dans leur situation ; voire qui l’ont vue se dégrader ? Face aux déceptions des minorités qui s’expriment au grand jour, la question est posée de savoir pour qui elles voteront. L’un des enjeux de ce scrutin est donc bien de voir s’il se traduira par de nouvelles opportunités de représentation politique pour les partis ethniques et leurs revendications.

55 des 94 partis politiques en compétition pour ces élections législatives sont des partis ethniques. Si la plupart d’entre eux n’ont aucune chance d’obtenir le moindre siège, le score des partis plus importants est un véritable enjeu pour la représentation des minorités dans les instances parlementaires, tant au niveau des 7 états ethniques qu’au niveau de l’Union.  

En 2020, le scrutin semble présenter plus d’alternatives. A l’option « les militaires ou la LND » viennent s’ajouter d’autres concurrents et les partis ethniques élargissent leur spectre, en se présentant non plus seulement dans les états ethniques mais dans toutes les circonscriptions. Selon U Yan Myo Thein, un analyste politique interrogé par l’Irrawaddy, « si on se base sur le sentiment actuel au sein des minorités ethniques, les partis ethniques peuvent très probablement remporter la majorité dans des parlements étatiques. Ils ont aussi une forte chance de remporter plus de sièges au Parlement de l’Union. Dans ces circonstances, la LND devra forger des alliances avec les partis ethniques si elle ne remporte pas assez de voix pour former un gouvernement [4]

Si ce scrutin est plus compétitif, en particulier dans les états ethniques, les partis ethniques sont cependant confrontés à de nombreux défis. La crise sanitaire sur fond de pandémie de Covid-19 impacte fortement le déroulement de la campagne électorale. Les restrictions adoptées par les autorités ont tendance à désavantager les « petits partis » par rapport aux partis principaux. Dans l’état d’Arakan en proie aux combats, il est d’autant plus difficile pour les candidats d’aller à la rencontre des électeurs. Cette situation se retrouve dans d’autres contextes de conflit actif, notamment dans le nord de l’état Shan.

En raison de ces restrictions et de la persistance de zones de combats actifs, la participation des électeurs risque aussi d’être impactée. Transnational Institute (TNI) souligne qu’en raison du risque accru de Covid-19 et de l’impact des combats en cours, ce scrutin est encore plus imprévisible. Ce contexte peut considérablement desservir les partis ethniques. Deux études récentes menées par People’s Association for Credible Elections (PACE) – une organisation de la société civile qui suit les élections – montrent qu’une faible participation a tendance à favoriser les partis principaux. Sous cet angle, le maintien du calendrier des élections sur fond de crise sanitaire ne dessert pas le parti de gouvernement.

Fait nouveau, plusieurs partis ethniques ont formé des coalitions dans le but de battre la LND dans les états ethniques et de remporter la plupart des sièges de leurs états au Parlement de l’Union pour y défendre leurs revendications d’égalité de droits et d’union fédérale. Ces coalitions tendent à ne pas se définir sur une base identitaire et à développer des bases programmatiques. Dans l’état Kachin, une coalition de six partis Kachin s’est ainsi constituée. Elle demande notamment l’abandon du projet de barrage controversé de Myitsone. Des partis ethniques constitués en coalition se préparent aussi à négocier avec la LND dans le cadre d’un éventuel nouveau rapport de force, bien que la Constitution de 2008 le rende peu probable.

Dans un rapport récent, Transnational Institute (TNI) souligne que le système institutionnel issu de la Constitution de 2008 acte la sous-représentation des minorités[5]. Dans un pays marqué par l’une des configurations ethnico-politiques les plus complexes au monde, le système en place laisse peu de leviers politiques aux minorités pour promouvoir leurs revendications de réformes démocratiques, de droits et de paix.

A titre d’illustration, le Président désigne les ministres en chef de chaque état et région, même lorsque le parti de gouvernement n’y a pas remporté la majorité des sièges lors des élections législatives[6]. Aucun amendement à la Constitution n’est venu traduire en acte les engagements pour une réforme fédérale des gouvernements qui se sont succédé depuis 2011…

Plusieurs partis ethniques font valoir que « la Constitution exacerbe les défis d’une représentation équitable et de l’inclusion politique des minorités. Le rôle phare dévolu à l’armée ne fait qu’accroître la représentation politique bamar ; et le système politique accentue la marginalisation et la fragmentation ethnique ».

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Extrait du rapport de Transnational Institute (TNI) : « Myanmar: Ethnic Politics and the 2020 General Election »

« Le contexte est délicat. La crise sanitaire de la Covid-19 est venue introduire de nouvelles complexités. Mais de nombreux partis ethniques espèrent encore parvenir à de meilleurs résultats lors du scrutin qui approche. Le risque d’une forte attente en matière de victoire électorale est d’être frappé d’une déception encore plus grande en cas de scores moins bons. Ou, tout aussi dommageable, de ne pas voir une victoire se traduire par des droits politiques et une meilleure représentation… si les partis ethniques réussissent.

Le déni de droits démocratiques est à la base de plus de sept décennies de conflit. Si une nouvelle élection mène à un échec en matière d’inclusion nationale, la confiance sera encore plus érodée. Pour que la paix et la stabilité soient atteints, le système politique doit fournir des moyens permettant à toutes les composantes de la population d’atteindre leurs aspirations à travers des moyens démocratiques, par les urnes.

De grands espoirs sont placés dans les élections en vue d’appuyer une transition pacifique en Birmanie, après des décennies de conflit ethnique et de régime militaire. Cependant, le système électoral actuel n’est pas adapté pour assurer une représentation et une influence politique des minorités du pays. Le système uninominal à un tour et l’attribution d’une majorité de sièges aux régions Bamar du centre se traduit par la domination d’un seul parti politique au service des intérêts du groupe ethnique majoritaire et d’institutions non-représentatives. Cette donnée est peu susceptible de changer après les prochaines élections.

Ce déséquilibre et le manque d’égalité font partie intégrante de l’échec de l’État et de l’instabilité du pays depuis son indépendance en 1948. Au 21e siècle, ils sont encore les plus grands obstacles à la paix nationale et à la mise en place d’une nation qui englobe véritablement sa diversité.

Depuis 2011, on s’éloigne d’un gouvernement militaire et on tend vers un système quasi-civil. Il y a eu une libéralisation générale dans de nombreux aspects de la vie nationale. Les élections générales de 2015 ont été marquées par la victoire de la LND et il faut espérer que le scrutin de 2020 marquera une nouvelle étape vers le changement démocratique.

Cependant, le système politique actuel et l’approche retenue par les dirigeants nationaux sont peu susceptibles de permettre de relever les défis des droits ethniques et de l’inclusion. Il reste à construire un avenir pacifique pour le pays dans lequel toutes les composantes de la population puissent être égales. »

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Comme en 2015, la LND a décidé de faire cavalier seul pour ces élections, déclinant toute alliance avec des partis ethniques avant le scrutin. Ces alliances devront-elles être scellées après ? En fonction des résultats, c’est une éventualité que certains espèrent. Pour pouvoir porter des revendications d’autonomie, de fédéralisme et d’égalité des droits, mais aussi pour amener la LND à un fonctionnement moins hégémonique.

Union fédérale, auto-détermination et égalité des droits : des mots simples sur le papier, mais en réalité d’une très grande complexité face à la diversité des perceptions de ces notions par les multiples acteurs en présence. Quoiqu’il en soit, le vote des minorités sera assurément sous le feu des projecteurs.

Les communautés continuent de lutter pour la défense de leurs droits et pour leur autonomie dans la gestion de ressources naturelles qui, trop souvent, sont exploitées par l’armée et par des groupes peu soucieux du développement local. Se sentent-elles représentées par les partis ethniques en lice pour les élections législatives de 2020, et pour qui voteront-elles ? L’organisation PACE souligne que la déception qui s’exprime face au mandat de la LND ne se traduira pas forcément par un vote.

Pour les minorités, l’enjeu des déplacements de population et de la situation des déplacés est crucial. En plus des 750 000 réfugiés Rohingya au Bangladesh, il y a près de 300 000 déplacés internes dans l’état d’Arakan et le sud de l’état Chin, plus de 100 000 déplacés dans le Kachin et le nord de l’état Shan, et près de 100 000 Karen et Karenni réfugiés en Thaïlande, ainsi qu’environ 150 000 déplacés le long de la frontière thaïlandaise dans les états Shan, Karen et Kayah. Parmi ces populations, peu sont prises en compte par la Commission électorale de l’Union.

En Birmanie, l’exclusion concerne les minorités ethniques et religieuses dans leur ensemble. Dans les états ethniques, on comptabilise de nombreux citoyens qui ne figurent pas sur les listes électorales. Ainsi, dans l’état Kachin, on estime à environ 150 000 personnes le nombre de birmans privés de vote pour ne pas avoir pu présenter de carte d’identité. Dans les états Karen, Chin et d’Arakan, les citoyens « privés de vote » sont aussi nombreux et des voix se lèvent pour dire que le scrutin à venir ne sera ni représentatif, ni équitable. Si la LND a désigné 2 candidats musulmans, cette initiative non dénuée de calculs politiques ne suffit pas à masquer le fait que les citoyens musulmans sont discriminés dans le pays.

Les Rohingya demeurent privés de citoyenneté et du droit de vote qui l’accompagne. Les recommandations de l’ONU visant à les restaurer dans leurs droits et à cesser les persécutions n’ont pas été mises en œuvre par la Birmanie. Mis en cause pour violations de la Convention de 1948 sur le génocide devant la Cour Internationale de Justice (CIJ), l’Etat birman n’a pas infléchi sa politique d’apartheid à l’approche des élections, bien au contraire.

La question du vote des citoyens birmans vivant en zone de conflit se pose aussi avec beaucoup d’acuité, en particulier dans les états d’Arakan et dans le nord de l’état Shan. La Commission électorale doit encore préciser au courant de ce mois quels cantons pourraient être privés d’élections au motif de l’insécurité.

En conclusion

Lors des élections partielles de 2018, la LND n’a remporté que 7 sièges sur 13. Face à ce revers, elle a alors concédé qu’elle devait faire plus pour les minorités ethniques. Les résultats des élections législatives générales de 2020 l’amèneront-elle à traduire ces mots en actes ?

A l’approche des élections, la LND s’engage de nouveau à défendre une démocratie fédérale à travers la réforme de la Constitution de 2008 et à améliorer les conditions de vie des populations. Lors de son discours de campagne du 17 septembre, Aung San Suu Kyi s’est prêtée à une critique imagée du pouvoir militaire. Mais elle a aussi mis en avant un besoin primordial de sécurité et de barrières face aux « ennemis de l’extérieur », appelant à l’unité et annonçant la décision du gouvernement de financer la construction d’un mur entre la frontière ouest et le Bangladesh. Elle a aussi insisté sur le défi consistant à défendre la Birmanie sur la scène internationale. Les élans pro-démocratie ont cédé le pas à une autre rhétorique, qui illustre le tournant pris par l’alternative que la LND affirme incarner… dans un contexte qui reste assujetti au pouvoir des militaires garanti par la Constitution.

Lien vers l’article complet en PDF (petite police/nécessite de zoomer): http://www.info-birmanie.org/wp-content/uploads/FINAL.pdf

Quelques sources bibliographiques

« 2020 Elections: Ethnic Minority Representation » : Recording of a seminar held by the Swedish Burma Committee on September 23rd with panelists Ying Lao of the Salween Institute and Ko Sai Ye Kyaw Swar Myint of PACE Myanmar

« Myanmar: Ethnic Politics and the 2020 General Election », MYANMAR POLICY BRIEFING | 23 | September 2020 TNI Transnational institute https://www.tni.org/files/publication-downloads/bpb23_def_26092020_highres.pdf

REPORT, « HATE SPEECH IGNITED: UNDERSTANDING HATE SPEECH IN MYANMAR », October 8, 2020


[1] En 2015, les minorités ont, dans l’ensemble, davantage voté pour la LND que pour les partis ethniques aspirant à les représenter. En 2015, la LND a remporté 59,4 % des sièges du Parlement de l’Union et les partis ethniques 8,7 %. Dans les parlements des états ethniques Chin, Kayah, Kachin, Kayin et Mon, la LND a remporté plus de 50 % des sièges. La situation est cependant différente dans l’état Shan, où la LND n’a remporté que 16,2 % des sièges, l’USDP en ayant raflé 23,2 %. Quant à l’état d’Arakan, où la minorité Rohingya était privée du droit de vote, l’Arakan National Party (ANP) a remporté 48,9 % des sièges du parlement, la LND n’obtenant que 19,1 %.

[2] En 2018 et 2019, la Mission d’établissement des faits de l’ONU – mandatée pour enquêter sur la situation dans les états d’Arakan, Kachin et Shan à partir de 2011 – a documenté des éléments génocidaires, des crimes contre l’Humanité et des crimes de guerre à l’encontre de la minorité Rohingya, des violations systématiques des droits humains à l’encontre de la population Rakhine, et des crimes contre l’Humanité et des crimes de guerre dans les états Kachin et Shan. En septembre 2020, l’ONU a fait état de nouveaux crimes de guerre, voire de crimes contre l’Humanité, commis par l’armée birmane dans l’Arakan.

[3] L’armée dispose de 25 % des sièges du Parlement selon la Constitution, et donc d’un droit de veto sur la réforme de ce texte : il faut plus 75 % des voix au Parlement pour le modifier. Un système mis en place par et pour l’armée en 2008 !

[4] Les militaires disposent d’office de 25 % de sièges au Parlement, une donnée de taille pour le calcul de la majorité nécessaire à la mise en place d’un gouvernement…

[5] Myanmar: Ethnic Politics and the 2020 General Election, MYANMAR POLICY BRIEFING | 23 | September 2020 TNI Trannational institute https://www.tni.org/files/publication-downloads/bpb23_def_26092020_highres.pdf

[6] La Birmanie comprend 21 subdivisions administratives – parmi lesquelles 7 états ethniques et 7 régions – réunies dans le cadre d’un système politique centralisé. Les régions sont majoritairement peuplées de Bamar, mais y vivent aussi des personnes appartenant à des minorités ethniques. Les Bamar représentent environ 70 % de la population.