29 mai 2020 – Ce mois de mai devait être pour le gouvernement birman l’occasion de répondre aux accusations portées par la communauté internationale et plus particulièrement par la Gambie qui a traduit l’Etat birman devant la Cour Internationale de Justice (CIJ) de La Haye pour violation de la Convention de 1948 sur le génocide. Mais alors que les autorités devaient produire un premier rapport pour le 23 mai, attestant de la mise en œuvre des mesures de protection de la minorité Rohingya décidées par la CIJ, elles jouent en réalité un double jeu. Aux tentatives diplomatiques qu’elles projettent sur la scène internationale, s’ajoute une stratégie nationaliste sur le terrain qui cherche à légitimer ses agissements. De ce fait, le gouvernement birman manque de crédibilité à l’échelle internationale.
Difficile de croire en l’application des mesures décidées par la CIJ, car peu d’éléments la garantissent, et le contexte n’y semble pas favorable non plus. En effet, la situation d’urgence sanitaire, les élections législatives générales de novembre qui approchent et l’échec de la réforme de la Constitution ne jouent pas en faveur de la mise en œuvre de mesures visant à protéger les Rohingya de « tout risque [d’]un préjudice irréparable » et à prévenir la destruction de preuves.
De plus, alors qu’un appel à un cessez-le-feu national a été lancé dans le pays, l’armée birmane (Tatmadaw) refuse d’arrêter les combats qui l’opposent à l’Armée de l’Arakan (AA) – qualifiée par les autorités d’organisation terroriste. La Tatmadaw faisait par ailleurs de nouveau – peu de temps avant l’échéance du 23 mai – référence à une supposée menace terroriste de l’Arakan Rohingya Salvation Army (ARSA) dans la région. Six mois après le début de la procédure lancée par la Gambie, c’est donc un sentiment d’échec qui parcourt les acteurs internationaux et les ONG, alors que la communauté internationale se détourne largement de la question en ce temps d’épidémie et que l’ONU fait de nouveau état de crimes de guerre, voire de crimes contre l’Humanité, commis dans le cadre des combats en cours.
Dans un webinaire du 20 mai dernier organisé par le Global Justice Center, l’ancienne Rapporteuse Spéciale de l’ONU sur la Birmanie Yanghee Lee rappelle que 99 civils ont été exécutés ce mois-ci dans l’Etat d’Arakan, sans compter les villages brûlés, les civils torturés, violés, et ce par la Tatmadaw. Face à cet état des lieux, la communauté internationale est en droit de se demander quelles mesures ont été prises par le gouvernement birman pour protéger les Rohingya dans la région.
Les autorités birmanes ont remis leur rapport à la CIJ à ce sujet le 22 mai. Celui-ci n’est pas destiné au public, mais plusieurs ONG et observateurs attendent au minimum un communiqué de presse pour prendre connaissance de ces mesures. C’est le cas de l’association des Rohingya du Royaume-Uni (BROUK). Son président Tun Khin condamne l’immobilisme du gouvernement birman qui « permet encore aujourd’hui au génocide de continuer ».
Ce premier rapport est l’occasion de jauger de la motivation du gouvernement birman dans le règlement de la crise Rohingya. La CIJ attend de sa part des mesures concrètes, allant au-delà de la superficialité des discours prononcés récemment par le gouvernement (un condamnant les actes génocidaires et appelant les militaires à ne pas en commettre, et un autre condamnant les discours haineux se propageant dans la population à l’encontre des Rohingya). Car malgré ces discours, aucune garantie n’a été donnée par le gouvernement birman, d’autant qu’il semble limiter sa compréhension des actes génocidaires au massacre à grande échelle d’une population. Or, comme le souligne Laeticia Van den Assum, membre de la commission Kofi Annan, il faut y inclure des actions telles que la marginalisation d’une population, la restriction de son accès à la nourriture et à une éducation, etc. En ce sens, le refus des autorités, encore aujourd’hui, d’appeler les Rohingya par leur nom, leur préférant celui de « Bengalis » est la preuve que le gouvernement cherche à nier leur appartenance au pays.
Le rapport du 22 mai, pour qu’il soit vu comme utile pour le travail de la CIJ, doit donc se concentrer sur plusieurs volets afin d’être crédible. Premièrement, le problème majeur en Birmanie se trouve au cœur de l’arsenal juridique du pays, qui légitime son système oppressif. Les autorités birmanes doivent donc engager une réforme de leur système juridique afin de le rendre conforme avec le droit international des droits de l’Homme. Elles doivent également statuer sur le rapatriement des Rohingya présents majoritairement au Bangladesh et en Malaisie, afin de résoudre la crise migratoire et humanitaire qui déstabilise l’ensemble de la région. Enfin, la liberté de culte et la diversité de l’identité birmane doivent être inscrites au cœur des institutions du pays, nécessitant alors une réforme de la Constitution. Si la Birmanie n’aborde pas ces sujets auprès de la CIJ ce serait alors la preuve de son manque d’investissement auprès de la communauté internationale dans la résolution de la crise Rohingya.
Se concentrer sur les mesures nécessaires au niveau juridique dans l’espoir de rendre justice à la population Rohingya est primordial. La réforme juridique du pays est une étape nécessaire dans la reconstruction et la pacification des relations inter-ethniques allant dans le sens des conventions du droit international des droits de l’Homme. En effet, un des problèmes majeurs de la crise est l’impunité des militaires, ainsi que l’absence d’Etat de droit qui fragilisent la confiance des civils envers le gouvernement. Plus tôt ce mois-ci la vidéo de plusieurs soldats de la Tatmadaw passant à tabac cinq civils de l’état d’Arakan accusés de faire partie de l’AA a grandement attiré l’attention des médias. Cette situation, loin d’être isolée, a été l’occasion pour l’état-major de mettre la responsabilité des exactions dans l’état d’Arakan sur des soldats peu gradés, niant toute préméditation au niveau du commandement national. Quant aux rares militaires condamnés pour le meurtre de Rohingya, ils ont été libérés « en douce » peu de temps après leur condamnation, comme l’a dévoilé Reuters l’année passée. De plus, la notion de « crime de guerre » n’existe pas dans le système juridique birman, empêchant toute condamnation envers l’état-major responsable de crimes, que ce soit dans l’état d’Arakan ou dans les états Shan et Kachin. Le règlement judiciaire de la crise devra donc passer par une réforme du système, qui se fait d’autant plus pressante en ces temps d’épidémie où les autorités militaires et civiles coopèrent de plus en plus, donnant aux soldats un pouvoir accru sur la population afin de lutter contre l’épidémie.
Mais si la réforme doit cibler les militaires, elle doit également s’occuper des droits des populations. En effet, l’oppression systématique de certains groupes ethniques est la conséquence de la ségrégation spatiale qui s’opère dans tout le pays. Le récent rapport « Freedom of Movement in Rakhine State » de mars 2020 mené par the Independent Rakhine Initiative propose une étude détaillée de cette ségrégation qui s’opère au niveau des différents groupes ethniques et de leur degré de citoyenneté. En fonction de sa carte de citoyenneté (rouge ou verte) chaque individu est libre ou non de traverser différents villages, voire de quitter son état d’origine. Or, du côté des Rohingya cette citoyenneté leur est refusée depuis la loi de 1982 adoptée sous la dictature de Ne Win. Cet état de fait n’a encore jamais été remis en question par les gouvernements suivants, alors qu’il structure une grande partie du système d’oppression birman. La Birmanie doit donc se pencher sur la question de la liberté de mouvement de ses citoyens ainsi que sur la citoyenneté des Rohingya.
Mais si la Birmanie a beaucoup à faire pour se conformer à la décision de la CIJ, la communauté internationale n’est pas en reste, puisque son rôle d’avocat pour la cause Rohingya et le règlement de la crise reste primordial. En effet, la procédure ouverte par la Gambie en novembre dernier ne marque pas la fin du combat, mais au contraire le début d’un espoir pour déboucher sur une véritable réforme du pays. Les institutions internationales touchées de près ou de loin par cette question souffrent cependant de leur manque d’efficacité dans le cadre d’une crise qui dure depuis des décennies.
Tout d’abord, la longueur de la procédure devant une instance comme la CIJ pose problème dans le cadre d’une crise où la vie de milliers de personnes est en danger. Il existe par ailleurs une critique de plus en plus cinglante des organisations intergouvernementales telles que nous les connaissons aujourd’hui. Des systèmes comme l’ONU ou encore l’ASEAN se sont trouvés désœuvrés face à la crise Rohingya, que ce soit à cause du système de veto au sein du Conseil de Sécurité ou par la trop grande politisation de l’ASEAN. C’est pourquoi, beaucoup d’observateurs, comme Yanghee Lee, appellent à une refonte de ces systèmes, notamment onusiens, afin de mieux répondre aux défis internationaux tels que la crise humanitaire et migratoire des Rohingya.
Un pan important de cette refonte doit également se comprendre comme une plus grande attention portée aux populations directement touchées. La militante Rohingya Wai Wai Nu appelle en effet à une meilleure écoute des leaders Rohingya sur le terrain. Car, même si la communauté internationale parvient un jour à rendre justice à cette population, il est primordial, selon elle, de prendre en compte une dimension plus holistique de la justice capable d’englober l’ensemble des traumatismes et dommages subis par les Rohingya. Le règlement de la crise Rohingya doit passer par le développement économique et social de l’état d’Arakan en mobilisant l’ensemble des groupes ethniques dans l’optique de construire des relations inter-communautaires pacifiques et durables. En un mot, la communauté internationale se doit d’évoluer dans le champ de l’humanitaire, en adoptant des mesures plus efficaces pour limiter les souffrances physiques et psychologiques des populations. Mais elle doit aussi maintenir la situation des Rohingya à l’agenda politique et se montrer présente dans un contexte sanitaire plus qu’incertain qui risque de détourner une certaine attention des sociétés occidentales.
Face à cette situation, et au vu de l’inaction des autorités birmanes, le contenu du rapport remis à la CIJ le 22 mai est attendu de tous afin de jauger des motivations du gouvernement birman. Ce qu’attend la CIJ et plus largement la communauté internationale, c’est une refonte du système juridique birman, qui doit abandonner les fondements de son oppression systémique des minorités ethniques, afin de se conformer aux conventions du droit international, et notamment à la Convention sur le génocide, signée par la Birmanie en 1956, mais qui n’a débouché depuis sur aucune conséquence légale. Malheureusement, l’objectif de la Birmanie aujourd’hui semble être avant tout de faire taire les critiques de la communauté internationale tout en restant à la surface du sujet, plutôt que de remettre en question un système d’oppression qui bénéficie à une élite politique et sociale nationaliste qui refuse la diversité comme marqueur de son identité.
Juliane Barboni
crédit photo : Margot Meyer