Rohingya : les bateaux errants d’une pandémie

Rohingya : les bateaux errants d’une pandémie

20 mai 2020 – La Covid-19 n’arrête pas les migrations. En revanche, la maladie sert d’excuse à de nombreux gouvernements pour restreindre l’accueil des réfugiés et des migrants grâce à la fermeture des frontières. Sous prétexte de mesures sanitaires, ils ignorent les bateaux prêts à accoster après un long et dangereux périple. En Méditerranée et dans le golfe du Bengale, des centaines de personnes se retrouvent ainsi piégées en no man’s land.

Des Rohingya piégés en mer

Dans le contexte de la pandémie mondiale, les conditions qui prévalent dans les camps de réfugiés Rohingya au Bangladesh inquiètent de plus en plus. Fin avril, Human Rights Watch alertait sur des approvisionnements en nourriture et en eau de plus en plus difficiles dans le cadre des restrictions adoptées par le Bangladesh face à la pandémie. Alors que des premiers cas de Covid-19 viennent d’être confirmés dans les camps, l’inquiétude ne fait qu’augmenter.

L’extrême précarité des conditions de vie, l’impossibilité de travailler et l’absence de perspective poussent certains Rohingya à faire confiance aux trafiquants d’êtres humains qui promettent une traversée vers la liberté. Il est ainsi fréquent que des bateaux quittent le Bangladesh en direction de la Malaisie, où les Rohingya espèrent un avenir meilleur. Face à la dégradation des conditions dans les camps, ces départs risquent d’aller en augmentant. Mais à quel prix ?

Avec la crise sanitaire mondiale, les gardes côtes malaisiens refusent que les bateaux accostent et les renvoient en mer. De retour au Bangladesh, ils sont à nouveaux refoulés, abandonnés en mer. Ce procédé – appelé « jeu de ping-pong » par les Nations Unies – annonce une condamnation à mort de centaines de personnes. Selon les associations locales, cinq bateaux seraient actuellement bloqués en mer, sans que l’on puisse les localiser précisément. La semaine passée, Amnesty International faisait état d’environ un millier de personnes piégées en mer.

La Malaisie a reconnu avoir renvoyé en mer plusieurs bateaux, dont le dernier en date au début du mois de mai comptait 200 personnes à son bord. Dans un appel commun du 7 mai 2020, 18 organisations humanitaires internationales – parmi lesquelles Médecins du Monde France, Action contre la Faim et Solidarités International – ont notamment appelé les gouvernements de la sous-région à engager des opérations de recherche et de sauvetage en mer pour secourir ces réfugiés et à leur apporter l’assistance à laquelle ils ont droit.

En avril, un navire chargé de 400 personnes a finalement reçu l’autorisation d’amarrer au Bangladesh après deux mois en mer sans eau potable, nourriture ou soins médicaux. Parmi les passagers se trouvaient environ 150 enfants. Malnutris et déshydratés, les survivants présentaient également des traces de violence physique commises par les trafiquants. Il est estimé qu’au minimum 30 à 70 personnes à bord auraient perdu la vie. Le recensement exact est presque impossible étant donné que les morts sont automatiquement jetés par-dessus bord. Il est par ailleurs monnaie courante de tuer et enterrer ou jeter à la mer tout réfugié qui ne peut pas apporter une rallonge au paiement de la traversée.

L’abandon en mer est illégal

« Je ne connais pas de loi qui stipule qu’on soit autorisé à laisser les gens mourir en mer en cas de pandémie ».[1] Le refoulement des migrants en mer constitue une violation du droit international des droits de l’Homme, du droit international de la mer, du droit international des réfugiés et du droit international humanitaire. Les Etats sont autorisés à contrôler leurs frontières et à refuser l’entrée aux migrants sous certaines conditions. Cependant, l’impératif d’assistance des personnes en mer est immuable et indérogeable. Cette obligation coutumière existe depuis des centaines d’années et est inscrite aujourd’hui dans plusieurs conventions, notamment la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS). Le Bangladesh, la Malaisie, l’Indonésie, Singapour et la Thaïlande, voisins maritimes de la Birmanie, ont tous ratifié cette convention. De plus, en agissant de la sorte, les Etats violent le principe de non-refoulement qui leur interdit de renvoyer des personnes sur un territoire où elles risquent d’être persécutées ou subir d’autres graves violations des droits de l’Homme. Le processus de Bali adopté en 2016, dont tous ces pays sont parties prenantes, vise à une coopération régionale dans la gestion des migrations et la lutte contre la traite des êtres humains. En février 2020, le groupe de travail mis en place dans ce cadre a réaffirmé son engagement pour une réponse humaine aux migrations maritimes clandestines et son soutien pour le respect du principe de non-refoulement. L’ONU encourage l’activation du mécanisme consultatif pour résoudre cette crise humaine dans la mer d’Andaman.

La mise à l’isolement des Rohingya par le Bangladesh

Pendant ce temps, le Bangladesh met à profit la situation actuelle pour mettre à exécution son projet de relocalisation des Rohingya sur le site contesté de Bashan Char. Cet îlot submersible situé dans le golfe du Bengale a fait l’objet d’un plan de réhabilitation, présenté par le Ministre des affaires étrangères, Shahriar Alam. Situé à plusieurs heures du continent en bateau, Bashan Char est particulièrement exposé aux violentes intempéries qui frappent la région.

Sur Bashan Char, les Rohingya seront isolés du monde. La pêche sera leur seule perspective d’emploi et leurs besoins élémentaires tels que la santé ou l’éducation ne seront pas couverts. Mme Yanghee Lee, ex-Rapporteure spéciale de l’ONU sur la situation des droits humains en Birmanie, avait pu visiter le site il y a quelques mois et s’était alarmée que rien ne prouve qu’il soit viable. Les ONG locales et internationales, ainsi que les réfugiés eux-mêmes, n’ont eu de cesse de dénoncer ce projet et de nombreuses voix ont appelé le Bangladesh à renoncer à sa mise en œuvre. Le Ministre avait assuré attendre une évaluation de « l’île » par l’ONU avant d’enclencher la relocalisation, tout en affirmant que seules les personnes « volontaires » y seraient transférées. Pourtant, des dizaines de Rohingya ayant tenté de fuir le Bangladesh par la mer ont été transférés sur le site. Alors que le gouvernement bangladais manque de transparence sur le sujet, les appels lancés depuis des mois contre cette relocalisation rencontrent peu d’écho.

Le cyclone Amphan, actuellement à l’approche, suscite des inquiétudes. Libération, dans son édition du 19 mai 2020, rapporte que « les garde-côtes bangladais évacuent les habitants des îles isolées », sans que l’on sache « si les quelques dizaines de migrants rohingya placés ces dernières semaines en quarantaine sur Bhasan, l’île sur laquelle les autorités bangladaises prévoient de reloger une centaine de milliers de réfugiés, ont pu être ramenés à terre, ou si les autorités estiment que les abris cycloniques flambant neufs seront suffisants.»

Les Rohingya en danger en Malaisie

Les Rohingya s’exposent à d’autres dangers lorsqu’ils prennent la mer. Car les Etats de la sous-région ont tendance à pénaliser les migrants plutôt que les trafiquants. Pendant l’épisode migratoire de 2015 durant lequel près de 3000 personnes étaient bloquées en mer, la Malaisie a finalement accepté d’accueillir 1100 d’entre elles, dont 400 Rohingya. Un an après, ils étaient encore maintenus en détention dans le centre de Belantik. La découverte de 140 corps de Rohingya et Bangladais dans la jungle en 2015 illustre le manque d’efforts dans la lutte contre la traite des êtres humains. En Thaïlande, neuf personnes ont été condamnées, mais aucune ne l’a été en Malaisie. L’ONU incite les Etats à s’inspirer des dispositions du Pacte mondial sur les migrations et du Pacte mondial sur les réfugiés pour assurer des migrations sûres et légales. Elles encouragent également les Etats à enquêter et punir les trafiquants conformément à la Convention des Nations Unies sur la criminalité transnationale organisée, signée par les Etats de la sous-région.

Depuis avril 2020, un mouvement populaire de haine se développe en Malaisie à la suite du refoulement des bateaux de Rohingya par les autorités. Les menaces de violences physiques et sexuelles contre la communauté Rohingya se multiplient sur les réseaux sociaux. En pleine pandémie de Covid-19, les habitants considèrent les réfugiés comme responsables de l’importation du virus. De plus, un ministre a déclaré que les Rohingya n’avaient aucun statut légal et qu’ils étaient par conséquent des immigrés illégaux. Dans un communiqué du 11 mai 2020, 84 organisations de la société civile ont interpellé les autorités pour leur demander de ne pas alimenter ce mouvement de haine et y mettre un terme. Elles devraient avant tout condamner publiquement toute forme de haine dirigée contre les Rohingya, que ce soit au sein de la population ou au niveau des responsables politiques.

En Birmanie, la politique menée contre les Rohingya persiste

Alors que la condition des Rohingya sur leurs terres d’exil se fait de plus en plus pressante, elle ne s’améliore pas en Birmanie. Les autorités birmanes ont jusqu’au 23 mai 2020 pour rendre leur premier rapport relatif à la mise en œuvre des mesures provisoires de protection décidées par la Cour Internationale de Justice (CIJ). Ces mesures s’inscrivent dans le cadre de la procédure ouverte par la Gambie à l’encontre de l’Etat birman, accusé de ne pas respecter la Convention de 1948 sur le génocide.

Si quelques centaines de Rohingya poursuivis pour déplacement illégal ont été libérés de prison à l’occasion de l’amnistie présidentielle d’avril dernier, aucune mesure n’a été prise par les autorités pour une mise en œuvre effective des mesures provisoires décidées par la CIJ. Le 9 avril, Human Rights Watch pointait à cet égard l’insuffisance de deux déclarations présidentielles récemment adoptées. Alors que l’échéance du 23 mai approche, celles-ci ressemblent davantage à des effets d’annonce, tandis que l’armée birmane évoque de nouveau une menace de l’Arakan Rohingya Salvation Army (ARSA). David Scott Mathieson, analyste indépendant basé à Rangoun, estime que « l’armée semble créer une « excuse » basée sur la sécurité nationale pour justifier sa violation des mesures provisoires ordonnées par la CIJ ». Il ajoute : « Si le gouvernement birman veut montrer qu’il veut tout mettre en œuvre appliquer ces mesures, alors l’armée doit cesser toute attaque dans l’état d’Arakan et cesser d’utiliser une rhétorique qui perpétue et justifie des actions génocidaires à l’encontre des Rohingya. »

Malheureusement, des Rohingya sont pris pour cible dans le cadre des combats qui opposent l’armée birmane et l’Armée de l’Arakan (AA), de plus en plus dévastateurs au sein de la population civile des états d’Arakan et Chin. L’ONU a récemment dénoncé de possibles crimes de guerre et crimes contre l’Humanité. Avant de terminer son mandat de Rapporteure spéciale de l’ONU, Mme Yanghee Lee évoquait le cas de Rohingya délibérément visés par l’armée lors des combats.

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Si la pandémie de Covid-19 fragilise davantage les plus vulnérables, les Rohingya se trouvent de nouveau – et sans cesse – confrontés à des situations inhumaines face auxquelles la communauté internationale se montre impuissante.

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Marie Quieffin

 

[1] Eric Reidy, « How COVID-19 halted NGO migrant rescues in the Mediterranean”, in The New Humanitarian, 28 April 2020, https://www.thenewhumanitarian.org/news/2020/04/28/EU-migrants-Libya-Mediterranean-NGO-rescues-coronavirus

Sources