Vos crevettes ont-elles été pêchées par des esclaves?

Vos crevettes ont-elles été pêchées par des esclaves?

InfoBirmanie, en partenariat avec Terre des Hommes France (TDH), la Fédération Internationale Terre des Hommes (FITDH), et Foundation for Education and Development (FED) participe à un projet visant à réduire la vulnérabilité des migrants entre la Thaïlande et la Birmanie. Cet article d’Info Birmanie est le cinquième d’une série mensuelle : retrouvez tous les mois une publication thématique pour rendre compte de la situation pressante des migrants birmans en Thaïlande et du contexte de cette migration.

25/09/2019

Ghost Fleet, une revendication pour la justice 

Le samedi 7 septembre, Info Birmanie a eu le plaisir d’accueillir une cinquantaine de personnes à une projection-débat autour du film Ghost Fleet (Shannon Service et Jeffrey Waldon, Vulcan Productions) dans le bel espace écologiste de la Fondation GoodPlanet.

Ce documentaire alarmant, filmé entre 2013 et 2017 et sorti en 2019, suit le parcours d’un petit groupe d’activistes luttant au péril de leur vie pour l’accès à la justice et la libération de pêcheurs réduits en esclavage sur des îles isolées d’Indonésie. Basées à Bangkok, Patima Tungpuchayakul, militante abolitionniste thaïlandaise, et Chutima Sidasatian, chercheuse, consacrent leurs vies à aider ces hommes « perdus » à rentrer chez eux et obtenir justice. Info Birmanie a eu l’honneur d’obtenir un entretien avec elles entre deux actions de sensibilisation.

 Place au débat ! 

Surexploitation des pêcheurs et des océans : même combat

La brutalité de l’esclavage moderne dont témoignent ces hommes, majoritairement birmans, choque le public tandis que l’héroïsme, la patience et la persévérance de l’équipe militante du Labour Protection Network (LPN) l’inspire. Cette situation, qui semble impossible tant elle est extrême, est bien réelle, directement liée à l’état d’épuisement des océans provoqué par un besoin mondial insatiable de poissons et de fruits de mer…

D’après l’exposition Océan de la Fondation GoodPlanet, 80 % des stocks de poissons sont pleinement exploités ou surexploités, 90 % des stocks de poissons commerciaux ont disparu et 1 espèce de poisson sur 3 est menacée d’extinction. Autour des côtes thaïlandaises, la mer est vide. Les chalutiers sont contraints d’aller pêcher plus au large et d’y rester pendant de longues périodes pour trouver des bancs de poissons. Les pêcheurs refusent la généralisation de ces conditions de travail dans tout le secteur de la pêche thaïlandais, car elles les sépareraient trop longtemps de leurs familles. Pour compenser cette fuite de main d’oeuvre, les réseaux de passeurs et de trafiquants capturent de vulnérables migrants, parmi lesquels beaucoup de birmans venus gagner leur vie en Thaïlande.

Kidnappés, drogués et amenés de force à bord des bateaux, les victimes de cette pratique ne poseront plus pied sur la terre ferme pendant des mois, voire même des années. En effet, le “transbordement” permet aux chalutiers de rester en mer, d’y être ravitaillés et de transférer leurs pêches sur des bateaux-mères qui rentrent au port. Quand les chalutiers eux-mêmes doivent rentrer au port pour des réparations par exemple, un transbordement des pêcheurs peut avoir lieu. Vendus d’un capitaine à l’autre, les pêcheurs restent piégés loin des yeux des autorités et des contrôles…

Le “Labour Protection Network” en action 

Au fil des années, le Labour Protection Network a reçu de plus en plus d’appels à l’aide de la part de ces esclaves et a décidé d’agir. Abandonnés ou échappés sur des îles indonésiennes, c’est là que Patima, Chutima et l’équipe du LPN retrouvent des dizaines d’anciens pêcheurs réduits en esclavage, prisonniers depuis des années.  Certains ont tenté d’y refaire leur vie et ne peuvent quitter les familles qu’ils ont fondées en Indonésie mais ils profitent de la visite de l’organisation pour envoyer une vidéo à leurs proches en Birmanie et leur dire qu’ils sont encore en vie.

Patima et Chutima à la recherche d’hommes perdus

D’autres veulent à tout prix rentrer chez eux avec l’aide du LPN, qui prend en charge leur rapatriement. Cependant, le retour n’est pas toujours facile car la lutte continue… N’ayant jamais touché leurs salaires, victimes de tortures et de mauvais traitements à bord des bateaux, les anciens esclaves essaient de réclamer justice avec l’aide de l’association. D’après Patima et Chutima, 10 procès se sont tenus devant la cour pénale thaïlandaise, mais quasiment tous ont été abandonnés car le procureur a jugé qu’il n’y avait pas assez de preuves. La LPN a aussi soutenu plus de 400 personnes dans leurs démarches auprès du Ministère du travail mais en l’absence de témoins ou  de “preuves concrètes”, ces démarches sont fastidieuses.

Des promesses difficiles à tenir de la part du gouvernement thaïlandais… 

La Thaïlande s’est engagée à garantir que les conditions de travail dans l’industrie de la pêche respectent les standards de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et des Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme. Elle est aussi le premier pays asiatique à ratifier, en janvier 2019, la Convention sur le travail dans la pêche. Cependant, la mise en oeuvre de ces textes demeure insuffisante. Selon Patima et Chutima, aucune poursuite judiciaire contre les capitaines ou les propriétaires des bateaux de pêche n’a eu lieu parce que les crimes commis sont quasi-intraçables: loin du sol national, hors de ses eaux territoriales, les équipages hissent des pavillons différents pour contourner les juridictions. Face à cette situation, les deux militantes soulignent l’importance des lois et de la coopération régionales et internationales afin que ces exactions soient punies en justice.

“Que peut-on faire, nous?”

Un profond sentiment de révolte s’empare de ceux qui voient le documentaire, et les questions sur les moyens d’action fusent suite à la projection.

Si la société de production Vulcan n’appelle pas au boycott des fruits de mer, évoquant les 500 millions de personnes qui dépendent de cette industrie pour survivre, elle encourage vivement les consommateurs à demander d’où proviennent les produits qu’on leur vend. En effet, les produits issus de la pêche illégale, non-déclarée et non-réglementée (IUU), se retrouvent dans les rayons frais, surgelés et de nourriture animale des supermarchés en Europe et aux Etats-Unis. En montrant à l’industrie agroalimentaire que la provenance des aliments est importante aux yeux des consommateurs et en demandant une transparence quant à leur acheminement et à la chaîne de travail, Vulcan pense qu’un changement peut s’opérer. En interne, la production diffuse le film auprès des grandes surfaces aux Etats-Unis. Avec cette action de sensibilisation, elle entend les amner à une plus grande responsabilité sociale et environnementale. Elle espère aussi pouvoir diffuser le film plus largement, y compris en France, et souhaite que ce type d’initiative se poursuive au niveau mondial.

Pour Patima et Chutima, la communauté internationale doit se mobiliser, demander des comptes, et fournir un espace pour que les esclaves, anciens et actuels, puissent s’exprimer et partager leur histoire, comme l’a courageusement fait Tun Lin à l’ONU en juin dernier. Elles rappellent aussi que le LPN a besoin de dons pour continuer à sauver des vies et à mettre en oeuvre de nouveaux projets, comme celui qui sera lancé le mois prochain pour soutenir les anciens esclaves après leur retour. Ils seront accueillis dans des centres spécifiques pour les aider à surmonter le stress post-traumatique qui les handicape, et les préparer à une réinsertion professionnelle digne, sûre et loin du secteur de la pêche et de l’exploitation.

Un esclave travaillant à bord

Enfin, Patima et Chutima déplorent la logique marchande qui opère dans ce secteur et tant d’autres, et qui engendre tant de victimes d’exploitation. Lors de la dernière scène de Ghost Fleet, le Premier Ministre thaïlandais évoque le besoin urgent de réguler cette industrie, non pas pour les innombrables vies qu’elle impacte, mais pour son chiffre d’affaire annuel de 7 milliards de dollars qu’il souhaite pérenniser…

C’est au renversement de cette mentalité que Patima et Chutima dédient leurs vies : “Des hommes travaillent 20 ans sans recevoir un centime, alors qu’un poisson est vendu à plusieurs dollars. Une vie humaine vaut plus que celle d’un poisson.” 

Clara Sherratt