Vulnérables et exploités: la situation des migrants birmans travaillant dans l’industrie de la pêche en Thaïlande

Vulnérables et exploités: la situation des migrants birmans travaillant dans l’industrie de la pêche en Thaïlande

InfoBirmanie, en partenariat avec Terre des Hommes France (TDH), la Fédération Internationale Terre des Hommes (FITDH), et Foundation for Education and Development (FED) participe à un projet visant à réduire la vulnérabilité des migrants entre la Thaïlande et la Birmanie. Cet article d’InfoBirmanie est le premier d’une série mensuelle : retrouvez tous les mois une publication thématique pour rendre compte de la situation pressante des migrants birmans en Thaïlande et du contexte de cette migration. 

24 avril 2019

Entre 1987 et 1996, la Thaïlande a connu un essor économique sans précédent, concentrant d’abondants flux migratoires provenant des pays voisins pour répondre à la demande accrue de main d’oeuvre. Le rapport 2019 sur l’immigration en Thaïlande publié par l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) montre que le phénomène s’accentue: le nombre de résidents étrangers en Thaïlande est passé de 3.7 millions en 2014 à 4.9 millions en 2018, dont 3 millions venant de la Birmanie selon le Ministère du Travail, de l’Immigration et de la Population birman. D’après le Ministère du Travail thaïlandais, environ 150 000 d’entre eux travaillent dans l’industrie lucrative de la pêche. En 2017, ce secteur d’exportations représentait 5,9 milliards de dollars USD. Mais il peine à trouver une main d’oeuvre consentant à assurer sa productivité.

Des conditions de travail qui choquent à l’international

Au cours des cinq dernières années, cette industrie a en effet été fortement critiquée par les médias. Elle a été accusée de violations de droits humains susceptibles d’entraîner des sanctions de la part de ses plus gros clients. Ainsi, en  2014, les Etats Unis ont déclassé la Thaïlande dans leur répertoire de pays à surveiller quant au trafic d’êtres humains. Un an plus tard, en 2015, la Commission Européenne a infligé un « carton jaune » à la Thaïlande, l’avertissant sur sa pratique de pêche illicite, non-déclarée et non-réglementée. Ces deux acteurs avaient alors estimé que les conditions de travail déplorables et les nombreux abus rapportés à bord des bateaux de pêche thaïlandais ou dans les centres de triage et de transformation de fruits de mer remettaient en cause les échanges et accords entre leurs pays.

Les conditions de travail très choquantes dans les chaînes de travail de l’industrie de la pêche  ne sont pas surprenantes compte tenu de la vulnérabilité des travailleurs migrants exploités. Arrivant souvent en Thaïlande par le biais d’intermédiaires travaillant avec les capitaines de bateaux ou les directeurs de centres de triage, les migrants sont contraints de travailler dans cette industrie. Leurs dettes envers les passeurs les forcent à accepter des conditions de travail inhumaines, proches de l’esclavage moderne. Ils touchent bien moins que le salaire minimum légal, lorsqu’ils sont payés, et leur rémunération leur est parfois confisquée durant des mois afin de les empêcher de partir. Lorsqu’ils possèdent des passeports et justificatifs administratifs, ceux-ci leurs sont retirés, les rendant à la merci des passeurs, de leurs employeurs et de la police locale qui profitent de leur situation d’irrégularité afin d’en soutirer de l’argent.

Dans cette industrie, les travailleurs migrants n’ont pas accès aux services publics basiques de santé. Ils doivent aussi payer leur matériel de protection alors qu’ils travaillent dans des conditions dangereuses et subissent des journées de 10 heures minimum. Bien évidemment, ils ne sont pas rémunérés pour leurs fréquentes heures de travail supplémentaires et ne peuvent pas se plaindre. En effet, ils ne sont informés de leurs droits ni oralement, ni dans les contrats qu’ils signent parfois sans même les comprendre. Par ailleurs, les travailleurs migrants n’ont pas confiance dans les mécanismes de plaintes et ont peur d’être victimes de représailles, tel que le signalement de leur situation irrégulière aux autorités.

L’innocence des enfants en proie à l’exploitation

Alors que le travail des enfants de moins de 15 ans est interdit en Thaïlande, de nombreux rapports en décèlent l’existence dans les centres de gestion des pêches. Dès l’âge de 11 ans, ces enfants endurent les mêmes conditions de travail que les adultes. Malgré leur vulnérabilité redoublée par l’intersection entre leur jeune âge et leur statut de migrant, ces enfants ne connaissent pas d’aménagements. Afin de contourner les lois du travail, les enfants sont embauchés sans contrats, et nombreux sont ceux qui mentent sur leur âge afin de pouvoir soutenir leurs familles, ce qui rend leur protection d’autant plus difficile. D’après une étude en 2015 de l’Action pour la Coopération Contre la Traite d’Êtres Humains des Nations Unies (UN-ACT), 92% des travailleurs migrants enfants interrogés, dont une majeur partie de Birmans, déclaraient ne suivre aucune forme d’éducation et avoir très peu de temps libre.

Les chalutiers, de véritables prisons sur l’eau

Au-delà des violations des normes internationales de travail et des lois du travail thaïlandaises, les abus les plus sévères ont lieu à bord des chalutiers. Des récits extrêmement choquants ont été relayés, dénonçant les conditions générales de travail décrites ci-dessus, ainsi que le trafic d’êtres humains facilité par les passeurs qui envoient ces hommes sur des bateaux de pêche où ils passent des mois, voire des années, piégés à bord. Cette situation est rendue possible par la pratique du transbordement réalisée environ tous les 3 mois. Elle permet aux bateaux de rester en mer indéfiniment en se faisant ravitailler par d’autres bateaux et en faisant passer leurs marchandises sur des «bateaux-mères» qui rentrent au port. Au large des côtes et loin du regard des autorités, cela facilite le contournement des régulations et des opérations de contrôle. Evidemment, les chalutiers ont parfois besoin de rentrer au port pour des réparations, et il n’est pas rare que les travailleurs migrants eux-mêmes subissent un transbordement. Ils sont vendus d’un capitaine à un autre afin de les garder en mer et au travail. Ils n’en sortent quasiment jamais.

Dans d’autres cas, les travailleurs ramenés au port sont enfermés à l’arrivée, pour les empêcher de s’échapper. En 2013, 14 victimes birmanes âgées entre 16 et 46 ans ont été retrouvées par la police locale dans une zone de triage. Ces hommes venaient de passer 6 mois en mer à bord de 3 navires différents et étaient alors emprisonnés par les intermédiaires.

Journées de travail interminables, rémunération lamentable, blocage indéfini en mer,  carences et malnutrition, manque d’hygiène et d’intimité… Le temps passé à bord par les pêcheurs est insupportable, tant les conditions sont extrêmes. Les violences physiques et psychologiques sont un lieu commun. De nombreux pêcheurs relatent avoir été battus à coups de poings et pieds, mais aussi avec des pierres à affûter, des barres de fer, des queues de raie et des bouts de bois. Les membres de l’équipage procèdent aussi à des techniques d’humiliation culturelle, en posant par exemple leurs pieds sur les têtes des pêcheurs, une insulte très grave dans les traditions bouddhistes d’Asie du Sud Est. D’après un rapport du Projet Inter-Agence des Nations Unis sur la Traite d’Êtres Humains (UNIAP), 59% des migrants travaillant à bord des bateaux de pêche thaïlandais interrogés disaient avoir assisté au meurtre d’un pair. Pour supporter cela, beaucoup sombrent dans l’alcool et les drogues. Cela les expose à de nouveaux périls, dans un contexte de vie et de travail propice aux accidents : une mer imprévisible et parfois agitée, des ponts glissants et l’utilisation de machines dangereuses.

Depuis 2014, la Labour Rights Promotion Network Foundation (LPN) se dédie au sauvetage d’hommes retenus à bord de bateaux ou réfugiés sur des îles indonésiennes. D’après leurs chiffres de 2017, ces remarquables activistes ont rapatrié 2968 pêcheurs chez eux, dont 1000 birmans, surprenant leurs proches qui les croyaient morts ou disparus depuis longtemps. Une fois rentrés, la LPN les aide à se réintegrer, à accéder à la justice et à leur rémunération. Une tâche qui s’avère difficile, mais que la fondation entreprend avec persévérance et détermination.

De vaines tentatives de protection de la part des gouvernements thaïlandais et birman

Face à la médiatisation de ces atrocités, la communauté internationale a pris position. Le gouvernement thaïlandais a rapidement réagi, tentant de mettre en place des dispositifs de surveillance, de contrôle et de gestion, afin de mieux réguler l’industrie de la pêche. Cependant, ces mesures ont eu peu d’impact et ont dans certains cas empiré la situation. En effet, pour remédier à ces problèmes, le pays a procédé à la régularisation en masse des travailleurs immigrés avec la « pink card », ou permis de travail, dont 114 558 dans l’industrie de la pêche. Malheureusement, cette carte a rendu les travailleurs encore plus dépendants de leurs employeurs, en reliant leur statut légal à leur travail. Pour changer d’emploi, ils doivent demander la permission à leur employeur, ce qui accroît les risques d’abus de position. De plus, la focalisation du gouvernement sur la problématique de la migration se traduit par des vérifications inefficaces sur les lieux de travail, dans les ports et à bord des navires. En effet, les fonctionnaires se contentent de vérifier la cohérence entre les papiers des travailleurs et les déclarations des employeurs, au lieu de procéder à un contrôle des conditions de travail. Lorsque les autorités se décident à interroger les travailleurs, souvent sans interprète, ils ne se sentent pas en confiance pour donner leur avis, d’autant que ces entretiens se font très souvent à portée de voix de leurs employeurs. Une compréhension très étroite de ce qui constitue le travail forcé (qui ne fait d’ailleurs pas l’objet de loi spécifique en Thaïlande) et une incapacité à former les fonctionnaires pour mieux le combattre limitent donc l’impact de ces politiques.

Depuis ces premières vagues de réformes, le même rapport 2019 de l’OIM note une très légère amélioration des conditions de travail dans l’industrie de la pêche. Par exemple, les travailleurs interrogés ayant signé un contrat ont augmenté de 6% en 2013 à 43% en 2018, bien que seulement 14% d’entre eux y aient accès. Un déclin notable de la violence physique rapportée à bord des bateaux, de 10% en 2013 à 2% en 2018, et une augmentation générale des salaires, constituent aussi des avancées rassurantes pour les pays concernés tels que le Cambodge. Alors que ce pays refusait jusqu’alors de déployer ses ressortissants vers cette industrie, de récents protocoles d’accord avec la Thaïlande prévoient maintenant d’y envoyer des travailleurs. Le gouvernement Birman lui, a signé un tel accord avec la Thaïlande dès 2016, où il s’engageait à envoyer 42 000 travailleurs sur des chalutiers, leur promettant un salaire de 12 000 Baht par mois (bien supérieur au minimum légal), ainsi que des visas de deux ans et l’accès à la sécurité sociale. Afin de faciliter cette forme de migration régulière, la Birmanie a ouvert des « One Stop Service Centres » ainsi que des bureaux pour recueillir les plaintes. La Fondation pour l’Education et le Développement (FED) salue ces accords inter-gouvernementaux, qui insistent sur la protection des droits des pêcheurs. Cependant, elle met en garde contre l’envoi de travailleurs inexpérimentés, qui pourraient se trouver dans de situations dangereuses à bord. Malgré sa mise en oeuvre, le Bureau du Travail Birman a déclaré le 2 avril avoir envoyé seulement 90 travailleurs sous ces accords. Souhaitable en théorie, ce chiffre montre que c’est une procédure en réalité très longue, coûteuse et bureaucratique. Ainsi, en 2017, 91% des migrants birmans interrogés par l’OIM en Thaïlande avaient préféré utiliser les voies migratoires irrégulières, ce qui souligne les limites d’un tel programme.

Malgré la mise en place de dispositifs visant à protéger les travailleurs, cette filière reste globalement dangereuse et très difficile à réguler. On peut donc se demander pourquoi la Birmanie s’engage dans ces accords à envoyer sa population travailler dans un environnement effroyable, où les normes de travail et les droits humains sont continuellement violés.

Clara Sherratt