L’Etat birman devant la Cour Internationale de Justice

L’Etat birman devant la Cour Internationale de Justice

Le 11 novembre dernier, la Gambie a déposé une requête devant la Cour Internationale de Justice (CIJ), la plus haute juridiction de l’ONU, chargée de régler les différends juridiques entre Etats. La Gambie, en tant que partie à la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du génocide, met en cause la responsabilité de l’Etat birman sur le fondement de ce texte. Cette Convention permet aux États membres de porter un litige devant la CIJ en cas de violation présumée de ce traité par un autre État et de faire adopter des mesures provisoires pour mettre un terme aux violations récurrentes.

Dans sa requête, la Gambie demande en premier lieu à la CIJ de décider de telles mesures afin de protéger les 600 000 Rohingya qui demeurent encore en Birmanie. Dans leur dernier rapport présenté au Conseil des droits de l’Homme en septembre 2019, les enquêteurs de la Mission d’établissement des faits de l’ONU ont en effet conclu que les Rohingya, visés par des persécutions généralisées et systématiques en Birmanie, y demeurent exposés à un risque de génocide. En septembre 2018, ils avaient conclu à l’existence d’éléments génocidaires. Un an plus tard, les éléments recueillis les amènent à considérer que l’Etat birman a une intention génocidaire.

La première audience devant la CIJ s’est tenue à la Haye du 10 au 12 décembre. Le débat à trancher par les juges de la CIJ s’annonce éminemment juridique et requiert une très bonne connaissance du dossier. Mais notons d’abord que la saisine de la CIJ représente une étape très importante pour les victimes, sur le plan des symboles et de la reconnaissance de leurs souffrances. Persécutés depuis des décennies en toute impunité, les Rohingya voient pour la première fois un juge indépendant et impartial saisi de leur sort. La perspective qu’une juridiction puisse dire le droit est une première étape considérable.

Les autres minorités persécutées de Birmanie ne s’y sont pas trompées. La requête gambienne est en effet soutenue par de nombreuses organisations Kachin, Shan, Karen… à travers le monde. Victimes de la même armée et confrontées à la même impunité, ces membres de minorités persécutées font front commun, considérant que toute avancée sur le front de la justice concernant l’une d’entre elles sera bénéfique aux autres. L’initiative gambienne est également soutenue par les défenseurs des droits de l’Homme birmans qui soutiennent les Rohingya, tant au sein de la diaspora qu’à l’intérieur du pays. Ils ne sont cependant pas nombreux en Birmanie, confrontés à un rejet alarmant de cette minorité de la part de la population majoritaire et à un risque de répression des autorités en cas de défense publique de ces opprimés. Cette diversité de voix birmanes soutenant la demande de justice des Rohingya incarne bel et bien un espoir pour une Birmanie réconciliée. Une réconciliation qui passe par la reconnaissance : de toutes les composantes de la population, des crimes perpétrés et de l’importance du besoin de justice face à des décennies d’impunité.

Si un diplomate français considère que la requête gambienne détruit le multilatéralisme, il est au contraire possible de considérer qu’elle répond à la faillite de la communauté internationale, qui échoue à défendre et à protéger les Rohingya depuis des décennies. Face à la gravité de leur situation, le Conseil de sécurité de l’ONU a tout particulièrement failli à son mandat. Dans ce contexte, l’initiative de l’Etat gambien ne demande qu’à être « multilatéralisée ». Le Canada et les Pays-Bas ont ainsi officiellement annoncé qu’ils soutenaient la requête gambienne.

Celle-ci repose en grande partie sur l’engagement du Ministre gambien de la Justice, Abubacarr Tambadou : “c’est une honte pour notre génération de ne rien faire pendant que le génocide se déroule sous nos yeux.” Ancien procureur au Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), il s’est rendu dans les camps de réfugiés au Bangladesh et porte la requête déposée devant la CIJ au nom de valeurs universelles. Cela fait des mois qu’une telle initiative était débattue au sein de la Conférence pour la Coopération Islamique, qui rassemble 57 Etats membres. L’initiative gambienne est par ailleurs soutenue par 10 ONG  (No Peace Without Justice, l’Association pour la Lutte contre l’Impunité et pour la Justice transitionnelle, le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (European Center for Constitutional and Human Rights, ECCHR), la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Global Centre for the Responsibility to Protect, Global Justice Center, Human Rights Watch, International Bar Association Human Rights Institute (IBAHRI), Parliamentarians for Global Action et Women’s Initiatives for Gender Justice.)

En Birmanie, la requête de la Gambie a malheureusement été présentée comme une attaque visant le pays lui-même. Aung San Suu Kyi a d’ailleurs fait le choix de venir en personne à La Haye pour défendre les « intérêts nationaux » de la Birmanie. Ses soutiens ont été mobilisés sur le thème “eux contre nous” et des panneaux affichant “no Rohingya”/“no CIJ” ont été déployés dans les rues. Le renvoi de l’Etat birman devant la CIJ est donc incontestablement utilisé à des fins de campagne pour mobiliser les troupes à l’approche des échéances électorales de 2020, sur fond de dérive nationaliste et de rejet anti-Rohingya largement partagé au sein de la majorité Bamar.

Au sortir de ces trois jours d’audience, le décalage entre la gravité de la situation des Rohingya et le contenu de l’intervention d’Aung San Suu Kyi est frappant, tout en étant sans surprise. La mention « fake rape » (viol mensonger) n’a-t-elle pas été disposée sur la page d’accueil de son site officiel de Conseillère d’Etat au sujet des viols infligés aux femmes Rohingya ? Si Aung San Suu Kyi a eu un mot pour les victimes innocentes, elle n’a pas une seule fois nommé les Rohingya par leur nom et conteste, non seulement « l’intention génocidaire » de l’Etat birman, mais aussi les crimes documentés par l’ONU et la nature de l’intervention de l’armée en 2017, défendue comme une action légitime face à une menace terroriste. Tout juste concède-t-elle un éventuel « usage disproportionné de la force » dans le cadre d’une opération de contre-insurrection, arguant que tout crime de guerre devra être jugé par la justice de son pays. Cette justice qui condamne les journalistes enquêtant sur les massacres et en absout les auteurs?

Il est frappant de constater que le contenu de l’intervention d’Aung San Suu Kyi n’avait souvent pas sa place dans le débat juridique soulevé devant la CIJ. Comme si elle s’adressait finalement plus à ses électeurs et répondait à des enjeux internes, déconnectés de l’objet de la requête. Certains avancent aussi qu’avec son intervention Aung San Suu Kyi jouerait sa marge de négociation avec l’armée pour mener à bien la réforme de la Constitution de 2008. A supposer que cela soit le cas, à quel prix? Et pour quel résultat? La « complexité birmane » et la marge de manœuvre restreinte des autorités civiles ne sont pas des arguments devant la Cour. Il ressort en effet des nombreux rapports de l’ONU que les persécutions subies par les Rohingya impliquent les autorités militaires et civiles. Cet alignement n’en finit d’ailleurs pas de miner la « transition démocratique ».

A l’issue de l’audience, le général Zaw Min Tun, du Service de l’Information Vraie de l’armée,  était en mesure de déclarer : « Aung San Suu Kyi a été capable d’informer la communauté internationale des racines de la crise dans le Rakhine et des attaques terroristes menées par l’ARSA, qui ont été précédemment dissimulées à la communauté internationale. Elle a pu expliquer que le gouvernement et l’armée travaillent de manière responsable, en rendant des comptes conformément au système judiciaire de la Tatmadaw. Elle a aussi levé l’incompréhension de la communauté internationale au sujet des opérations de nettoyage menées par l’armée. Nous ne sommes pas des spécialistes du droit, mais … sommes optimistes par rapport à cette affaire.»

Une telle convergence, même contrainte ou à des fins « stratégiques », a de quoi inquiéter tous ceux qui aspirent au changement. Lors de l’audience, Aung San Suu Kyi a d’ailleurs fait projeter l’image d’un match de football interconfessionnel pour illustrer la politique qui serait actuellement menée par l’Etat birman ! Un Etat dans lequel les destructions de villages Rohingya ont continué en 2019, selon le rapport publié par l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI) – images satellitaires à l’appui.

En septembre 2019, les enquêteurs de l’ONU affirmaient que « compte tenu de l’application généralisée par le Gouvernement de restrictions à la liberté de circulation contre les Rohingya, des violences physiques qu’il tolère à leur égard, des graves restrictions à l’accès humanitaire qu’il a mises en place, de son incapacité à offrir aux Rohingya déplacés des possibilités sûres et durables de retourner dans leurs foyers et de son inaptitude à faire modifier ou abroger les lois qui servent de base à la persécution des Rohingya, la Mission a des motifs raisonnables de conclure que la situation des Rohingya demeure largement inchangée depuis son dernier rapport. De fait, la situation des Rohingya [en Birmanie] a empiré après une autre année passée à vivre dans des conditions déplorables. La Mission est aussi raisonnablement en mesure de conclure que les actes du Gouvernement continuent de s’inscrire dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique qui constitue une forme de persécution et s’apparente à d’autres crimes contre l’humanité visant les Rohingya demeurant dans l’État [d’Arakan]…»

Ils concluaient que « compte tenu des politiques hostiles arrêtées par le Gouvernement à l’égard des Rohingya, des conditions de vie auxquelles il les soumet, de la persistance avec laquelle il leur dénie leur citoyenneté et leur identité ethnique, de son incapacité à réformer les lois qui asservissent le peuple rohingya, de la poursuite des discours haineux proférés à leur encontre, du génocide qu’il a commis par le passé et de son incapacité à assumer ses responsabilités concernant les « opérations de nettoyage » menées en 2016 et 2017, la mission a également des motifs raisonnables de conclure que l’État a une forte intention génocidaire, que des actes génocidaires risquent sérieusement d’être à nouveau commis, et que [la Birmanie] manque aux obligations qui lui incombent de prévenir le génocide, de mener les enquêtes voulues en la matière et d’adopter des textes de loi qui incriminent et répriment effectivement le génocide. »

Si la décision de la CIJ sur la demande de mesures provisoires est attendue dans les mois qui viennent, sa décision sur le fond de l’affaire prendra beaucoup plus de temps. Quelle que soit la qualification juridique à venir, les persécutions subies par les Rohingya sont établies. Malheureusement, la position de l’Etat birman tout au long de l’audience indique que la perspective de voir sa politique infléchie est faible. La « polarisation extrême » qu’Aung San Suu Kyi met sur le compte de la requête gambienne est le résultat de décennies de persécution et de déni étatiques.

  30 décembre 2019