Rohingya : un an … et si peu d’avancées

Rohingya : un an … et si peu d’avancées

Le 25 août 2018 marque les un an du début de la violente offensive militaire à l’encontre de la minorité Rohingya en Birmanie, officiellement en réaction à l’attaque simultanée de postes de police menée par l’Armée du Salut des Rohingya d’Arakan (ARSA). Face à l’ampleur des violences, ce sont près de 700 000 Rohingya qui ont dû fuir la Birmanie et trouver refuge au Bangladesh, rejoignant ainsi les 200 000 qui avaient déjà fui les vagues de persécution antérieures.

Une situation humanitaire dégradée

Aujourd’hui, ce sont toujours plus de 900 000 Rohingya qui vivent dans des camps au Bangladesh. Le camp de Kutupalong-Balukhali, où vivent près de 600 000 réfugiés, est d’ailleurs le camp de réfugiés le plus grand et le plus densément peuplé.

Les conditions matérielles, sanitaires et sécuritaires y sont particulièrement difficiles et elles tendent à se dégrader. Dans un communiqué commun du 16 mars 2018, le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) et l’OIM (Office International des Migrations) indiquaient que plus de 150 000 réfugiés sont exposés à un risque d’inondation et de glissement de terrain. Et le projet de relocalisation de réfugiés Rohingya sur l’île de Bhasan Char annoncé par les autorités bangladaises suscite l’inquiétude des acteurs humanitaires, tant du point de vue de la viabilité du site que de son isolement géographique.

Le Bangladesh, qui fait face à un défi de prise en charge énorme, insiste sur le caractère provisoire de l’accueil des Rohingya sur son territoire. Mais dans le même temps, ces derniers se retrouvent actuellement sans perspective de retour sécurisé dans leur pays. Et des Rohingya continuent de traverser la frontière pour trouver refuge au Bangladesh en raison de leurs craintes de persécution en Birmanie, comme l’indique le HCR dans ses derniers rapports.

Les accords de rapatriement et la difficile question du retour

Les accords que la Birmanie a signé pour le rapatriement des Rohingya, tant avec le Bangladesh (23/11/17), qu’avec le HCR et le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) (06/06/18), soulèvent bien des inquiétudes. Théoriquement, l’accord signé avec le HCR et le PNUD vise à permettre à l’ONU d’aider les autorités birmanes à créer des conditions propices à un retour volontaire et sécurisé, mais début août 2018 le HCR et le PNUD déploraient ne toujours pas avoir « un accès effectif » à l’Etat d’Arakan. Cette situation de blocage de la part des autorités birmanes reste d’actualité.

Les Rohingya questionnés dans les camps sur un éventuel retour souhaitent pouvoir rentrer chez eux, mais ils veulent pouvoir s’assurer qu’ils ne seront plus exposés à des violences, que leur citoyenneté sera reconnue et leurs droits respectés, notamment leur liberté de mouvement (rapport HRW « Bangladesh is not my country », Août 2018). En juillet 2018, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en visite dans un camp, déclarait : « À Cox’s Bazar, Bangladesh, j’ai entendu à l’instant d’inimaginables récits de tueries et de viols de la part de réfugiés rohingyas qui ont récemment fui… Ils veulent la justice et un retour chez eux dans des conditions sûres ».

Mais quelles seront les modalités concrètes de mise en œuvre de ces accords de rapatriement si la politique de la Birmanie à l’encontre des Rohingya ne change pas ? Quelles sont les garanties dont ils disposent ? Aujourd’hui, les conditions d’un retour volontaire, sûr et respectueux des droits des Rohingya ne sont absolument pas réunies. Ces conditions sont une question centrale et la communauté internationale doit s’assurer que le retour des Rohingya ne s’effectue pas au détriment de leur sécurité et de leurs droits. Dans un communiqué du 21 août 2018, HRW rapporte que des Rohingya ayant récemment traversé la frontière pour rentrer en Birmanie ont été torturés par les forces de sécurité birmanes. Les quelques 120 000 Rohingya qui avaient été déplacés par les violences de 2012 survivent aujourd’hui encore dans des camps dans un environnement très dégradé, privés de toute liberté de mouvement.

Des crimes contre l’humanité documentés, voire des « éléments de génocide »

Les opérations militaires de l’armée birmane contre les Rohingya ont été particulièrement violentes et meurtrières. Bien que la Birmanie bloque l’accès à son territoire à toute équipe d’observateurs ou d’enquêteurs internationaux, de nombreuses informations ont pu être recueillies sur les crimes contre l’Humanité visant les Rohingya grâce aux témoignages de réfugiés et à l’utilisation de satellites. Les rapports tant de l’ONU que de nombreuses ONG de défense des droits de l’Homme documentent le « nettoyage ethnique » subi par les Rohingya et évoquent pour certains des « éléments de génocide ».

Dans un rapport publié le 21 novembre 2017, Amnesty International dénonçait par ailleurs le « système de discrimination cautionnée par l’Etat, institutionnalisée, qui s’apparente à de l’apartheid » instauré dans l’état d’Arakan et expliquait que « la violente campagne de nettoyage ethnique des forces de sécurité au cours des trois derniers mois n’est que la manifestation extrême de cette politique scandaleuse ». Lors de la session extraordinaire du 5 décembre 2017 du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies sur la situation en Birmanie, le Haut-Commissaire aux droits de l’homme, M. Zeid Ra’ad Al Hussein, a condamné « les attaques généralisées, systématiques et brutales contre les musulmans Rohingya. »

Sont attendues dans les semaines qui viennent un rapport d’investigation du Département d’Etat américain, sur la base de témoignages recueillis au Bangladesh. La mission d’établissement des faits sur la situation des droits humains en Birmanie, établie en mars 2017 par le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies en réponse à l’offensive militaire menée en octobre 2016 contre les Rohingya, doit également remettre ses conclusions.

La Birmanie a entravé les déplacements de cette mission sur son territoire, mais celle-ci n’en a pas moins recueilli des centaines de témoignages au Bangladesh, en Thaïlande et en Malaisie. L’un des membres de la mission, l’ancien commissaire australien aux droits de l’Homme, Christopher Sidoti, fait valoir que « Les modèles de violence observés depuis l’année dernière ne le sont pas seulement dans l’Etat d’Arakan, ils sont en ligne avec ceux des abus contre les minorités « en général en Birmanie » ». La mission doit soumettre son rapport lors de la prochaine session ordinaire du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies qui débute le 10 septembre 2018. La situation de la Birmanie devrait y être abordée le 18 septembre.

Force est donc de constater que ce ne sont pas les informations qui font défaut à la communauté internationale.

La réponse de la communauté internationale

Mais en dépit d’une forte médiatisation et de nombreux rapports et déclarations, il y a eu peu d’actions concrètes. La volonté affichée de ne pas porter atteinte à la transition démocratique birmane semble impacter les prises de position et actions des principaux acteurs susceptibles d’influer sur le terrain.

  • Les sanctions individuelles

Le 25 juin 2018, l’Union Européenne et le Canada ont adopté des sanctions visant cinq généraux de l’armée et deux hauts gradés de la police de sécurité et de la police des frontières. Ces sanctions consistent en un gel de leurs éventuels avoirs dans l’Union Européenne, doublé d’une interdiction de séjour sur le territoire de l’Union. Le 21 décembre 2017, les Etats-Unis avaient adopté des sanctions individuelles à l’encontre d’un général de l’armée birmane, avant d’adopter de nouvelles sanctions le 17 août 2018 à l’encontre de quatre haut-gradés et de deux divisions d’infanterie militaire. Ces sanctions américaines visent de surcroît à empêcher les relations d’affaires entre les entreprises américaines et les individus visés.

Cependant, ces sanctions, nécessaires mais tardives, sont loin d’être suffisantes et de nombreux hauts responsables militaires responsables de violations des droits humains ne sont pas visés, en particulier le Commandant-en-chef de l’armée gouvernementale birmane Min Aung Hlaing, aux commandes des opérations militaires et notamment de celles qui ont pris place dans le nord de l’état d’Arakan à partir du 25 août 2017.

Au-delà de ces sanctions individuelles, l’ONU n’a toujours pas imposé un embargo sur les armes et aucun pays n’a adopté de sanctions économiques ciblant les entreprises détenues ou contrôlés par des membres de l’armée birmane.

  • La justice / la Cour Pénale Internationale

A ce jour, le Conseil de sécurité des Nations Unies n’a pas davantage déféré la situation des Rohingya à la Cour Pénale Internationale (CPI).

Pourtant, un nombre croissant d’acteurs, parmi lesquels des membres de la société civile birmane et de nombreuses ONG de défense des droits humains, appellent à la saisine de la CPI par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Dans un appel conjoint du 24 août 2018, 132 parlementaires de l’Asie du Sud-est, parmi lesquels 22 parlementaires de l’APHR (ASEAN Parliamentarians for Human Rights) appuient cette revendication.

Il ressort aussi des témoignages recueillis par les ONG de défense des droits humains que les Rohingya expriment une forte revendication de justice, qui passe notamment par la saisine de la CPI.

Il est à noter que le Canada et la Suède sont les seuls Etats à ce jour à avoir porté cette revendication de manière officielle.

Or l’enjeu est crucial et global, car il s’agit de mettre un terme à l’impunité en Birmanie, face à des violations massives des droits humains qui impactent d’autres minorités opprimées par l’armée, notamment dans les états Shan et Kachin.

L’accès à la justice internationale est rendu plus complexe car la Birmanie n’a pas ratifié le Statut de Rome, le traité fondateur de la CPI. En avril 2018, la Procureure de la CPI, Fatou Bensouda, a cependant soulevé la question de savoir si la CPI pourrait néanmoins exercer sa juridiction étant donné la déportation de Rohingya sur le territoire du Bangladesh, qui lui est un Etat partie au Statut de Rome. Cette procédure inédite et incertaine, de l’aveu même de la Procureure, est actuellement en cours d’examen. Sollicitée par la Procureure pour soumettre des observations, la Birmanie a refusé de coopérer avec la CPI.

La publication de la mission d’établissement des faits mandatée par le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies devrait pousser les membres du Conseil de sécurité à prendre position pour la justice internationale.

L’Union européenne et la France ont un rôle important à jouer, en particulier dans la construction d’un consensus sur la question, face au veto redouté de la Chine et de la Russie. Le Conseil de sécurité, dont la prochaine session d’information sur la Birmanie doit avoir lieu le 28 août 2018, doit saisir la CPI.

La rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la situation des droits de l’Homme en Birmanie, Mme Yanghee Lee, avait également défendu la mise en place d’un mécanisme ad hoc d’enquête au niveau de l’ONU dans le but de faciliter toute procédure judiciaire à venir dans le respect des standards internationaux. La création de ce mécanisme doit être soutenue.

La position de la Birmanie n’évolue pas

Car depuis le début des événements, les autorités birmanes récusent l’existence du nettoyage ethnique subi par les Rohingya et continuent de mettre en avant une « menace terroriste » pour justifier leurs opérations. Elles accusent la communauté internationale de partialité et n’ont mené aucune enquête effective et indépendante.

C’est la raison pour laquelle l’indépendance et l’effectivité de la dernière commission nationale d’investigation en date sur la situation dans l’état d’Arakan sont sérieusement mises en doute. La présidente de cette commission, Mme Rosario Manolo, ancienne diplomate philippine, a d’ailleurs fait valoir en août 2018 qu’il ne s’agissait pas de faire rendre des comptes. Face au pouvoir des militaires en Birmanie, le cadre légal pour mener des investigations indépendantes n’existe pas.

Or faire rendre des comptes aux auteurs des crimes perpétrés en Birmanie, un an après le nouvel exode massif des Rohingya victimes de nettoyage ethnique, est une exigence première sur laquelle la communauté internationale ne peut pas transiger.