Total en Birmanie…

Total en Birmanie…

La compagnie française Total, l’entreprise américaine Chevron et la compagnie thaïlandaise PTT Exploration & Production (PTTEP) ont conclu au début des années 90 un partenariat avec la compagnie d’État birmane Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE) afin de mettre sur pied un des projets les plus controversés connus à ce jour: le “projet gazier Yadana”. Yadana, qui signifie “trésor” en birman, est le nom donné au pipe-line de 60 km de long qui transporte jusqu’à la Thaïlande du gaz naturel extrait par une plate-forme située au sud des côtes birmanes. Le pipe-line traverse le sud-est de la Birmanie, région à l’environnement fragile qui est contrôlée et administrée traditionnellement par des communautés Karen, Mon et Tavoyan. La plus grande part du gaz extrait est achetée par l’autorité pétrolière thaïlandaise (PTT); en réalité seule une faible partie du gaz et des revenus qu’il génère est utilisée au profit du peuple birman, ou est destinée à améliorer la sécurité énergétique du pays.

BIRMANIE_cartegazoduc yadana_220

Dans un rapport datant de 2010, Earth Rights International (ERI)[1]  a ainsi calculé que sur une période s’étalant de 1998 à 2009, le projet Yadana aurait généré un total de plus de 9 milliards de dollars, dont plus de la moitié, soit environ 4,6 milliards de dollars, aurait été directement récupéré par le régime militaire birman et placé à Singapour, et auraient notamment permis à la junte militaire l’acquisition illicite de technologie nucléaire ou de missiles balistiques.[2]

Le peuple birman, quant à lui, ramasse les miettes. Les revenus issus de la vente du gaz Yadana constituent un soutien financier de première importance au régime militaire, et génèrent des conséquences négatives en cascade qui affectent le pays tout entier. Alors que les militaires birmans entassent des milliards de dollars sur des comptes privés à Singapour, les dépenses sociales demeurent parmi les plus basses d’Asie : pour l’année fiscale 2011-2012 les dépenses militaires représenteraient 14,4% budget total alors que les montants alloués à l’éducation et à la santé ne représenteraient conjointement que 7,5% des dépenses de l’État (4,7% pour l’éducation et 2,8% pour la santé), ce qui est loin d’être à la hauteur des besoins colossaux dans ces deux domaines, et de l’investissement essentiel au « développement économique et social » auquel le Président Thein Sein avait promis de se consacrer.

La population birmane est doublement victime : elle s’enfonce d’année en année dans une pauvreté matérielle et sociale toujours plus profonde, tout en étant massivement spoliée des ressources naturelles nationales.

ATTEINTES AUX DROITS DE L’HOMME

D’après des investigations menées dans la région par Earth Rights, la construction, l’entretien et l’exploitation du gazoduc de Yadana est opéré sous l’escorte de l’armée, dont la présence a entraîné de graves violations des droits humains à l’encontre des ethnies locales, ainsi que des dommages environnementaux conséquents. L’ONG a compilé dans plusieurs rapports, dont deux parus en 2009[3] de nombreux cas de violations des droits humains et environnementaux, solidement documentés, dont les ethnies de la région ont été victimes. Selon ces rapports, le projet Yadana est directement à l’origine de ces violations. En parallèle, des violations des droits de l’homme auraient été commises par les forces de sécurité du gazoduc à l’encontre de villageois locaux, sous la forme d’exécutions sommaires, de travail forcé, ou encore d’expropriations de terres sans compensations.

En dépit des efforts de Total en vue d’améliorer le niveau de vie des populations locales à travers un programme d’assistance socio-économique, le projet Yadana est devenu le symbole d’un modèle de développement qui, bien loin d’améliorer le sort des plus défavorisés, devient la source des abus dont ils sont victimes, et contribue à la survie et au maintien d’un régime autoritaire qui menace à présent, avec ses ambitions nucléaires, de modifier l’équilibre stratégique de la région.

Birmanie-Yadana-Gazoduc-1

Les arguments de Total pour justifier sa présence en Birmanie : « L’engagement constructif » et les projets sociaux

« L’engagement constructif » est le fait de développer des relations avec un gouvernement, en dépit des réserves concernant les violations des droits de l’Homme perpétrées par ce gouvernement, et ce afin de promouvoir – par le dialogue et la coopération – des progrès dans le domaine des droits et libertés. La politique « d’engagement constructif » longtemps invoquée par Total pour justifier sa présence en Birmanie s’est pourtant montrée incapable d’engendrer les évolutions politiques annoncées, en raison du contrôle étroit exercé par les militaires sur l’économie birmane.

L’argument de « l’engagement constructif » devenant difficile à soutenir, Total a décidé de mettre en avant ses projets sociaux. Plus de douze millions de dollars ont en effet déjà été investis par le groupe dans des projets sociaux en Birmanie, pour un nombre de bénéficiaires avoisinant 50 000 personnes.[4]

Sur une population totale de 55 millions d’habitants, nombre d’observateurs estiment que les projets mis en place ne sauraient compenser – en l’absence d’un contrôle satisfaisant de l’argent généré par le projet Yadana[5] – les dommages résultant d’un apport de ressources à un régime peu respectueux des droits de l’homme.

En outre Total étant la plus grande multinationale française, sa présence en Birmanie infléchit la fermeté des politiques françaises et européennes vis-à-vis des autorités birmanes.

Enfin, l’exploitation du gaz de Yadana ne profite pas à la population birmane : ni directement (puisque le gazoduc est uniquement destiné à alimenter la Thaïlande) ni indirectement (en raison de la mainmise des autorités militaires sur l’économie). Seules exceptions : les bénéficiaires des projets sociaux et les personnes de nationalité birmane employées par Total.[6]

Communication de Total sur la question de la transparence financière  

Dans un entretien accordé au Monde le 6 octobre 2007, Christophe de Margerie, directeur général de Total, admettait que les revenus du projet Yadana ont rapporté 350 millions d’euros au régime militaire pour la seule année 2006. Si cette somme semble peu élevée, c’est que Total s’emploie depuis des années à minorer l’importance du transfert de fonds à destination du pouvoir birman : le montant réel avoisinerait plutôt le milliard d’euros, soit le triple de la somme confessée par Total.[7]



[1]  Earth Rights International “Energy Insecurity” Juillet 2010

[2] Voir l’enquête menée par Democratic Voice of Burma : http://www.dvb.no/news/expert-says-burma-%E2%80%98planning-nuclear-bomb%E2%80%99/9527

[3]  Earth Rights International : “Total Impact” et “Getting It Wrong” Septembre 2009

[4]  Données fournies par Total

[5]  Christophe de Margerie reconnaît dans Le Monde du 6 octobre 2007 que « Total, pas plus que d’autres compagnies, ne peut demander au gouvernement ce qu’il fait de cet argent. »

[6]  D’après le groupe, 88% des employés du chantier du gazoduc (2200 sur 2500) et 95% des 800 salariés qui travaillent aujourd’hui pour Total E&P Myanmar et ses sous-traitants ont été recrutés localement.

[7]  Earth Rights International, rapport 2008 : The human cost of energy; et chiffres révisés dans le rapport 2009: Total impact