Total et la junte birmane :          8 questions à Alain Deneault

Total et la junte birmane : 8 questions à Alain Deneault

Total « prend le parti de ses intérêts, de ceux de ses partenaires, et se manifeste une énième fois comme un pouvoir souverain de type privé, libre de ses décisions, même les plus odieuses.»

Alain Deneault, philosophe, est l’auteur de « De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit », paru aux éditions Rue de l’Echiquier

1/ Dans votre ouvrage « De quoi Total est-elle la somme ? » paru en 2017, vous consacrez un chapitre (§ 11. Asservir) au rôle de Total en Birmanie depuis son arrivée dans le pays en 1992 en pleine junte militaire. Que pouvez-vous nous en dire ?

Le livre lui-même vise à comprendre la revendication traditionnelle des représentants de Total, à savoir que l’essentiel de leurs opérations tiendrait de la légalité, du droit et de la lettre de la loi… même lorsqu’il est question d’évitement fiscal, de fixation des cours, de pollution massive ou du travail forcé de populations. Sur ce dernier point, qui concerne le cas birman, comme pour les autres, j’ai voulu montrer comment la multinationale prétend à la légalité – souvent à juste titre en ce qui concerne strictement des technicités juridiques – en profitant des largesses ainsi que des faiblesses du droit dans les différentes législations où se trouvent créées les nombreuses filiales qui en constituent le groupe. Pour Total, dire qu’on agit légalement au Myanmar consiste à plaider qu’on y respecte les lois du pays. Du point de vue des principes qui président à nos pensées, c’est aussi peu convaincant que de plaider la légalité en ce qui concerne le paiement de ses impôts aux Bermudes. Plus subtilement, lorsque Total devient opérateur d’un consortium d’entreprises au Myanmar dans les années 1990, comme cela se fait d’ordinaire entre partenaires principal et secondaires pour ces grands chantiers, pour y exploiter, au large, le gaz en mer d’Andaman ainsi que pour construire un gazoduc qui conduit la richesse vers la Thaïlande, elle confie le volet sécuritaire à une petite entité faisant partie du groupe, MOGE, laquelle détient 15 % des parts. Autrement dit, c’est à la junte militaire que revient le soin de superviser les travaux ; et elle qui fait la loi s’est autorisée de recourir à tous les moyens qu’elle connaît, qu’on connaît, et qu’on connaissait déjà très bien, pour favoriser la construction de cet oléoduc, à savoir le travail forcé. Ce chapitre montre les dirigeants de Total, notamment au cours de procédures judiciaires en Belgique, aux États-Unis ou en France, s’empêtrer dans leurs discours pour tenter de se justifier. Et surtout profiter d’une voie de sortie bien commode en droit pour éviter toute condamnation, soit le règlement dit « à l’amiable ». 

2 / Que vous inspirent les révélations parues dans l’édition du Monde du 4 mai, selon lesquelles un montage financier opaque toujours en place aurait été mis en place au bénéfice de Total et de la junte, finançant les généraux à travers des comptes offshore au détriment de l’Etat birman ?

En lien avec l’entretien accordé par le PDG Patrick Pouyanné au Journal du Dimanche en avril dernier ? Que le jupon dépasse. Lorsque, par exemple, l’intéressé « s’engage à verser aux associations pour les droits humains [sic] en Birmanie l’équivalent des taxes dont l’entreprise va s’acquitter », comme le résume le journal, il n’entend pas ces versements occultes découverts par la suite. Ce mensonge par omission trahit la rhétorique générale de Total. Elle consiste, pour reprendre une expression de Boubacar Boris Diop, à mentir tout en respectant scrupuleusement les faits. Lorsque Total s’exprime, elle joue sur tous les tableaux. On pourra, le cœur sur la main, se présenter un jour comme un vecteur de démocratie dans la région birmane, un partenaire d’ONG et un bailleur de fonds important dans d’assez mesquines initiatives caritatives, et le lendemain balayer du revers de la main toutes ces billevesées pour en revenir au rôle fondamental de la firme : satisfaire ses actionnaires du monde entier en exploitant des richesses là où, très souvent, de vives tensions sociales existent, notamment en raison de sa présence. Cela rappelle la déclaration célèbre du PDG précédent, Christophe de Margerie, lorsqu’interviewé sur la situation birmane par Le Parisien en 2009 : « La mission de Total n’est pas de restaurer la démocratie dans le monde ; ce n’est pas notre métier ».

3 / Les réponses publiées par Total le jour même se retranchent derrière des arguments de normalité et de respect des règles en vigueur. Le groupe a-t-il toujours réponse à tout ?

Oui, il a réponse à tout, se joue de tout, active tous ses leviers en toutes circonstances. C’est le propre des multinationales, non pas tant de contrôler le monde pour en fixer une fois pour toutes la conjoncture, ce qui relèverait plutôt d’une approche complotiste, que de suivre les conjonctures pour en profiter, quelles qu’elles soient, étant donné le très grand nombre d’options dont elles disposent. En ce qui concerne l’enjeu de la rhétorique que votre question soulève, j’ai voulu montrer dans Le Totalitarisme pervers comment Total campe à merveille la figure du pervers, en lisant notamment le psychanalyste Pierre Fédida, à savoir que, pour ses représentants, le langage, les symboles et même la loi dans sa dimension formelle et occurrente se trouvent malléables à merci, strictement instrumentaux, comme s’il s’agissait par eux de continuellement se déguiser. Je me suis en cela intéressé aux façons simultanées et contradictoires de s’en référer au nous : dans une longue entrevue que Christophe de Margerie avait donnée, le nous devenant tour à tour nous, dirigeants de Total (vis-à-vis par exemple de l’État et des employés), et nous, Total en tant qu’il comprend les employés et même les intérêts de l’État, versus par exemple des périls étrangers et des conjonctures. Ce nous devenait si plastique qu’il permettait tour à tour au locuteur d’inclure et d’exclure qui il voulait, mais toujours de manière implicite. Il fallait voir les journalistes se laisser étourdir… C’est exactement le coup que refait Total ici : dans sa réponse au quotidien Le Monde, elle joue les modestes, en affirmant, qu’après tout, Total n’est qu’un petit joueur à qui on ne peut pas tout demander, elle détient à peine 31 % des actifs de l’entité responsable… Mais sur le même site internet de l’entreprise, à la page consacrée au Myanmar, on la lit au contraire se pavaner : « Nous fournissons environ la moitié du gaz utilisé pour la production d’électricité de Rangoon » et « 50 % environ de la consommation locale de gaz [est] assurée par nos productions ». Le nous de Total est élastique.

4/ En 2015, Patrick Pouyanné s’était engagé à faire sortir Total des paradis fiscaux au plus tard en 2016. Dans le cas birman, Total tire argument du fait qu’il ne contrôle pas le consortium (le groupe détient 31 % des parts) pour justifier le maintien du compte offshore de sa filiale MGTC (Moattama Gas Transportation Company) aux Bermudes. Comment est-ce possible ?

Déjà à l’époque, les associations Oxfam, Solidaires, Sherpa, Survie, Secours catholique et CCFD-Terre Solidaire avaient fait remarquer que les pays désignés comme « paradis fiscaux » répondaient de définitions données par Total. On repérait bien d’autres structures offshore actives, selon des définitions plus rigoureuses. Des législations de complaisance comme le Luxembourg, les Pays-Bas ou la Suisse seraient omises par la firme. Selon l’Observatoire des multinationales, environ 20 % des filiales de Total se trouveraient dans des paradis fiscaux. La déclaration de Total n’a jamais été crédible. Au Myanmar, Total est le principal opérateur. Son poids est considérable, inversement proportionnel à sa volonté réelle de quitter les paradis fiscaux. Dans une de ses fulgurances, Guy Debord écrivait que l’important n’est pas d’être cru, mais de s’assurer que ce qu’on déclare soit la seule chose que le public entende…

5/ Total met en avant des arguments quasi humanitaires pour justifier le maintien de l’exploitation du champ gazier de Yadana au lendemain du coup d’Etat. Quels sont les véritables enjeux de la poursuite de l’exploitation ?

Sur le plan comptable, les coûts pour stopper une exploitation du genre sont réels et prohibitifs, en plus d’occasionner une diminution de l’activité. Sur un plan politique, cela aurait pour conséquence de retourner la junte birmane en un adversaire capable, par exemple, de saccager des installations ou de nuire au groupe de quelque façon. Une telle initiative enverrait aussi le signal aux autres dictatures, ou démocratures comme l’écrivait François-Xavier Verschave, que Total prend au sérieux les droits de la personne, alors qu’elle côtoie depuis longtemps des dirigeants autocrates. Enfin, la multinationale donnerait l’impression de céder à des pressions populaires. Pour toutes ces raisons, elle prend le parti de ses intérêts, de ceux de ses partenaires, et se manifeste une énième fois comme un pouvoir souverain de type privé, libre de ses décisions, même les plus odieuses.

6 / Vous expliquez dans votre ouvrage que la persistance de la junte birmane au fil des décennies s’explique par la rente pétrolière et gazière. Depuis le coup d’Etat du 1er février, Total se retrouve de nouveau dans la position de permettre la persistance de la junte et refuse de donner suite aux demandes qui lui sont adressées de suspendre ses paiements à celle-ci jusqu’au retour d’un gouvernement démocratiquement élu. Cette position est-elle tenable en 2021 ?

Elle ne l’a jamais été. La présence de Total ne garantit pas seulement au pouvoir militaire une rente, un revenu, mais un levier pour obtenir des prêts sur les marchés financiers mondiaux. Total étalonne le budget de cet État militaire. Aujourd’hui, en France, on comprend que Total constitue un pouvoir illégitime, et la firme se trouve ainsi autant traquée dans ses actions et ses déclarations que le président de la République. Des documentaristes, journalistes, écrivains, militants associatifs, étudiants et artistes suivent à la loupe, de manière critique, ses activités. Cela contraint les représentants de la multinationale à se commettre de plus en plus publiquement, quitte à multiplier les contresens et les faux pas. On faisant l’histoire de la communication chez Total, depuis sa mouture de l’an 2000, on constate qu’elle se distingue en quatre étapes. Il y a eu la période initiale, au moment de la marée noire provoquée par le naufrage de l’Érika, puis de l’explosion de l’usine chimique AZF à Toulouse, de l’arrogance toute légaliste, où la lettre de la loi s’imposait comme la seule ligne discursive de la firme. Puis, plus largement et de manière mieux préparée, survint une période frondeuse et assez agressive, sous Christophe de Margerie, où Total n’hésitait pas à occuper le terrain médiatique en polémiquant avec ses adversaires sur à peu près tous les sujets imaginables. C’est l’époque où son service de relations publiques se permettait même, tel que dans son dessin animé Very Press Trip, de se moquer des journalistes à leur propre visage ! Ensuite, à la faveur de la COP21 à Paris, en 2015, Total a eu le toupet de se présenter comme une entreprise écologiste, épousant le virage vert de son époque et confondant l’exploitation du gaz et la géo-ingénierie à des méthodes de transition. Mais aujourd’hui, l’entreprise s’est embourbée dans tellement de dossiers, telle que la grève largement soutenue de ses employés à Grandpuits, l’affaire du financement de la junte birmane, son projet écocide et inique en Ouganda, ses pressions militaristes au Mozambique, ses outrancières velléités d’exploitations en mer au Brésil…  que sa communication s’apparente davantage aujourd’hui à une gestion de crise permanente. Désormais,  de longues plaidoiries d’avocats tiennent lieu de discours public de sa part.  

7/ La France est restée très silencieuse sur ce dossier depuis le coup d’Etat et il a fallu les révélations du Monde pour que la Ministre de la transition écologique appelle Total à « faire toute la transparence » dans cette affaire. Comment expliquer ce silence français et que peut-on attendre de cet appel à la transparence ?

La relation entre Total et la République française est symbiotique. Cela s’explique par le phénomène accru et gênant dit des « portes tournantes », un nombre préoccupant de hauts fonctionnaires et de politiques travaillant tour à tour pour la firme et pour l’État durant leur carrière. Et aussi par la façon qu’a Total, qui ne paie pas d’impôts sur le revenu des sociétés en France, de se substituer à l’État en finançant une foule de structures relevant pourtant de l’institution publique, telles que les musées, les universités, les hôpitaux… Il est troublant d’entendre les représentants de la firme pérorer régulièrement sur les acquis de la République française, tels que le réseau d’ambassades ou son statut au Conseil de sécurité de l’ONU, comme s’il s’agissait de ses propres atouts. Mais la situation apparaît consternante lorsqu’on prend conscience du caractère strictement atavique de cette relation. Total n’a en réalité aujourd’hui qu’un lien ténu avec la France, certainement pas plus important qu’avec une foule d’autres pays, parmi les 130 où elle évolue. Depuis la privatisation complète du groupe à la fin des années 1990, puis sa fusion au tournant du siècle, son actionnariat s’est amplement mondialisé, sa langue de travail est l’anglais et son champ d’opération est mondial. Total n’est plus une entreprise française, sinon que du point de vue du lieu de son siège social et d’un certain folklore. Mais elle arrive à user de l’appareil d’État comme d’une instance politique qui est sienne.

8/ Selon un article paru dans le New York Times, Chevron mène actuellement un lobbying intensif aux Etats-Unis pour que la Myanmar Gas and Oil Entreprise (MOGE) ne soit pas mise sous sanction. Savez-vous ce qu’il en est du côté de Total au niveau français et européen ?

Quand Total ne place pas ses représentants quasi directement au pouvoir, par ce phénomène des « portes tournantes » que j’évoquais, elle investit massivement dans le lobbying. En Europe, les multinationales de son genre effectuent des tirs croisés, au sein par exemple de l’European Energy Forum (EEF). On n’investit pas massivement des millions dans des services d’influence sans rien obtenir en retour, et on peut dire en cela que ce dont les firmes de lobbying font commerce, c’est de la décision politique. Ces spécialistes vendent tendanciellement de la décision politique à des clients qui ont les moyens de se la procurer.


Propos recueillis le 19 mai 2021