Myitsone : un pion sur l’échiquier chinois ?

Myitsone : un pion sur l’échiquier chinois ?

Mais pourquoi donc la Chine a-t-elle récemment remis sur la table le projet de barrage de Myitsone, dans l’état Kachin ? Suspendu depuis 2011 à la suite d’une contestation populaire d’envergure, ce projet controversé, porté par la Chine, fait de nouveau parler de lui : la contestation gronde de nouveau face à la perspective de son éventuelle reprise. Alors que la décision des autorités birmanes se fait attendre, nous revenons sur ce dossier, à l’image de l’importance des intérêts et des investissements chinois en Birmanie.

Le projet de barrage hydro-électrique de Myitsone dans l’état Kachin

Comme le fait valoir Bertill Linter, un journaliste suédois qui couvre la Birmanie depuis des décennies, la Chine n’est pas sans savoir qu’un sentiment « anti-chinois » est observable dans le pays et que la mise en œuvre de ce projet très largement contesté ne ferait que l’accentuer. Alors quels sont les enjeux ? La question se pose d’autant plus que le projet de Myitsone n’est pas d’une importance stratégique majeure pour la Chine, comparé au projet de zone économique spéciale (ZES) et de port en eau profonde à Kyaukphyu dans l’état d’Arakan, et de la construction d’une voie rapide jusqu’au Yunnan, permettant de relier cette province chinoise à l’Océan Indien.

Myitsone : de quoi s’agit-il ?

En 2006, la junte militaire, sous le régime du général U Than Shwe, signe un protocole d’accord avec la Chine relatif au développement hydro-électrique de la Birmanie. Cet accord comprend le projet de Myitsone, avec la construction d’un barrage hydro-électrique porté par la Chine, situé à environ 42 kilomètres en amont de Myitkyina dans l’état Kachin.

Selon cet accord, qui n’a cependant jamais été rendu public, la plupart de l’énergie générée par ce barrage (90 %) est censée être exportée vers la Chine. Sous la junte birmane, aucune critique publique du projet n’est possible. En 2009, l’entreprise chinoise « China Power Investment Corporation » débute les travaux, avec la participation du conglomérat birman « Asia World ». Ce barrage de 6000 MW mobilise 3,6 milliards de dollars (USD) d’investissements chinois.

En septembre 2011, alors même que les travaux sont en cours, le projet de barrage de Myitsone est suspendu. L’administration du président U Thein Sein prend cette décision au motif qu’il est  « contraire à la volonté du peuple ». Dans le cadre du processus d’ouverture du pays, le projet de Myitsone fait en effet l’objet d’une certaine attention au niveau international et de fortes contestations sur la scène nationale.

Au niveau international, la Birmanie est encore un pays sous sanctions. La décision de suspension est un gage d’ouverture vis-à-vis des Occidentaux, avec la mise à distance « affichée » du puissant voisin chinois.

Sur la scène nationale, la mobilisation initiale de contestation porte sur les impacts environnementaux du projet. Des villageois et des défenseurs de l’environnement se mobilisent pour dénoncer un impact environnemental et social dévastateur : inondation potentielle d’une surface « équivalente à la superficie de Singapour », déplacement de milliers d’habitants de la région, perturbation de la sédimentation du fleuve, dégradation de l’agriculture…

La dimension symbolique de Myitsone est également en cause, en tant qu’emblème Kachin et lieu de confluence des deux rivières formant la source du fleuve Irrawaddy, qui traverse le pays du nord au sud et que les birmans appellent « fleuve mère ». La contestation devient alors emblématique de la lutte des minorités ethniques pour le respect de leur environnement et de leurs droits, et de leur demande de plus d’autonomie.

La position d’Aung San Suu Kyi : avant et après son arrivée au pouvoir

Lorsqu’elle était dans l’opposition, Aung San Suu Kyi a rejoint la contestation du projet de Myitsone. Lors de son arrivée au pouvoir en 2016, la Ligue nationale pour la démocratie (LND) a constitué une commission de vingt membres, parmi lesquels le Ministre en chef de l’état Kachin. Chargée d’évaluer les projets hydroélectriques sur le fleuve Irrawaddy, cette commission a transmis un rapport au bureau de la Présidence il y a plus d’un an. Mais son contenu n’a, jusqu’à présent, pas été rendu public.

Il en va de même du protocole d’accord conclu avec la Chine en 2006. Aung San Suu Kyi appelait à ce qu’il soit publié avant d’arriver au pouvoir. Mais depuis sa prise de fonction, le contenu du document n’a jamais été dévoilé.

En 2016, lors d’une visite en Chine, Aung San Suu Kyi déclarait être favorable à une solution satisfaisante pour les intérêts à la fois de la Chine et de la Birmanie. Un jeu d’équilibriste précaire, qui explique la position délicate dans laquelle se trouvent les autorités birmanes face à la reprise de la contestation populaire ces derniers mois.

Si la Chine ambitionne vraiment de reprendre le projet de barrage de Myitsone, alors les autorités birmanes se trouvent désormais « entre le marteau et l’enclume ». Car, tout le monde s’accorde pour dire que cette reprise serait pour le gouvernement en place de l’ordre du « suicide politique ».

Pressions chinoises pour la reprise du projet Myitsone

En décembre 2018, les autorités chinoises ont remis le projet sur la table. Dans le contexte d’un cessez-le-feu unilatéral décrété par l’armée birmane dans le nord du pays, la Chine rencontre des responsables Kachin et fait pression sur eux en vue de la reprise du projet.

Au début de l’année 2019, l’ambassade chinoise en Birmanie déclare que la population de l’état Kachin n’est pas opposée à la reprise du projet. Ces propos suscitent de vives réactions dans l’état Kachin : ils sont perçus comme une pression inacceptable exercée par la Chine.

Le 13 janvier 2019, l’ambassadeur chinois en Birmanie affirme que le report du projet de Myitsone pourrait nuire à la confiance des investisseurs en Birmanie et ajoute que le projet est crucial pour générer l’énergie requise par le projet de corridor économique entre la Chine et la Birmanie (China Myanmar Economic Corridor), au sujet duquel les deux pays ont conclu un accord en septembre 2018.

La mobilisation contre le projet renaît et se développe

En réaction aux annonces de la Chine, la contestation contre le projet de barrage de Myitsone reprend et s’amplifie : des leaders spirituels, des partis politiques et des Kachin manifestent publiquement leur opposition au projet et appellent à sa cessation.

En janvier 2019, les villageois déplacés lors des débuts de la construction du barrage demandent au gouvernement d’annuler le projet. Les autorités chercheraient à les faire taire en les privant des aides humanitaires qu’ils perçoivent en tant que déplacés.

Les opposants au projet de Myitsone dénoncent de nouveau son impact humain et environnemental dévastateur à l’échelle du pays s’il venait à être repris : inondation d’une vaste superficie, déplacement subséquent de 10 000 civils, destruction de l’écosystème de la rivière Irrawaddy…

Le Cardinal Maung Bo va jusqu’à déclarer que le barrage de Myitsone signerait l’arrêt de mort du peuple birman. Il craint un désastre environnemental et un facteur de guerre chronique dans l’état Kachin et considère qu’avec ce projet, la Birmanie va perdre l’Irrawaddy au nom de la cupidité d’une superpuissance qui joue un rôle accru dans le pays depuis la crise Rohingya…

Il demande à Aung San Suu Kyi d’écouter le peuple et de respecter la promesse faite avant d’arriver au pouvoir. Plusieurs mises en garde sont exprimées par ceux qui s’opposent au projet : les gouvernements « qui arrivent au pouvoir mais ne travaillent pas pour le peuple ne survivent pas. »

Le 7 février 2019, près de 10 000 manifestants se rassemblent en signe de protestation à Myitkyina, capitale de l’état Kachin.

Manifestation à Mytikyina contre le barrage de Myitsone le 7 février 2019

Lors d’une autre manifestation qui a lieu le 1e avril 2019 à Rangoun, Aung Soe Myint, l’un des meneurs de la campagne de contestation, déclare que le projet contesté est « l’un des enjeux les plus pressants du pays » et souligne que la population n’accepte pas sa mise en œuvre. Tun Lwin, ancien météorologue et fondateur de Myanmar Climate Change Watch,  met également en garde sur le fait que le barrage compromettrait l’approvisionnement en eau de la Birmanie, déjà confrontée à des pénuries d’eau en conséquence du réchauffement climatique.

Lors de cette manifestation d’avril, près de 200 personnes en provenance de tout le pays se sont réunies pour mettre en place un comité national chargé d’élaborer une stratégie de campagne contre le projet de barrage de Myitsone. Des environnementalistes, des scientifiques, des écrivains, des moines et des représentants de la société civile demandent à l’unisson aux autorités birmanes l’abandon définitif de ce projet, en solidarité avec la population de l’état Kachin. Ils ont également lancé une campagne de récolte de fonds auprès de la population dénommée « Un Dollar », en vue d’offrir une compensation à la Chine en dédommagement de l’abandon du projet. Le 20 avril à Rangoun, près de 700 personnes ont participé à un panel de discussion intitulé « la volonté nous rendra l’Irrawaddy », mené par des fondations et des organisations de la société civile : la campagne « Un Dollar » est diffusée à cette occasion et une lettre ouverte mentionnant l’idée d’une compensation est adressée au président chinois.

Le 22 avril, des milliers de personnes ont de nouveau manifesté à Waimaw dans l’état Kachin pour protester contre le projet de barrage de Myitsone.

La position actuelle des autorités birmanes

Mais les autorités birmanes tardent à faire connaître leur décision. La presse locale rapporte que les trois ministres de l’état Kachin qui ont été contraints à la démission en janvier 2019 l’auraient été à la demande d’Aung San Suu Kyi. Cette décision fait craindre une volonté de reprise du projet de barrage sous la pression de la Chine, car parmi les ministres « démissionnaires » se trouve le Ministre des ressources naturelles et de l’environnement de l’état Kachin, un farouche opposant au projet de Myitsone.

Quelle est la légitimité d’un contrat signé par la junte militaire ? Cette question ne sera pas posée. Depuis le début de l’année 2019, des négociations seraient en cours pour changer la taille, l’échelle ou même la localisation du projet de Myitsone et proposer un projet alternatif à l’opérateur chinois.

Des déclarations d’Aung San Suu Kyi font cependant craindre à ceux qui dénoncent les effets dévastateurs du projet qu’il soit finalement mis en œuvre.

Le 14 mars dernier, Aung San Suu Kyi  a en effet appelé à davantage « d’ouverture d’esprit » au sujet du projet de Myitsone. Elle fait valoir que son gouvernement ne peut pas simplement « faire ce qu’il veut » avec des contrats signés par le gouvernement de U Than Shwe. Et met en garde contre un isolement de la Birmanie, si chaque gouvernement qui arrive au pouvoir échoue à respecter les accords conclus par le précédent.

Elle précise néanmoins que toute décision des autorités concernant les grands projets du pays sera prise en considérant leur impact économique, social, politique et environnemental. « Nous ne sommes pas en politique pour être aimé, mais dans l’intérêt du pays. » a-t-elle alors déclaré. Le 20 mars, Aung San Suu Kyi ajoutait que ce projet de 6000 MW devait être considéré sous « une perspective plus large ». Ces propos ont suscité énormément de réactions à travers le pays et contribué au développement de la mobilisation de contestation.

Les réactions au sein de la classe politique, et au-delà

Si les déclarations d’Aung San Suu Kyi restent ambivalentes, d’autres acteurs de la vie politique du pays ont des propos nettement plus tranchés.

En février 2019, lors d’une rencontre avec des responsables religieux dans l’état Kachin, le commandant en chef des forces armées Min Aung Hlaing a déclaré que la décision finale sur le projet de Myitsone dépendait des souhaits de la population et du parlement.

Le vice-président de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), ministre en chef de la région de Mandalay, Zaw Myint Maung, a publiquement affirmé que son parti se tenait aux côté du peuple. En janvier 2019, un parlementaire de la chambre haute, Khun Win Thaung, de l’état Kachin, déclarait à l’Irrawaddy : « L’état Kachin a une longue expérience avec la Chine et ne peut pas éviter de s’engager avec ce pays, on doit dépendre ou compter sur la Chine d’une façon ou d’une autre… Les autorités doivent faire preuve d’intelligence quand elles prennent une décision : si le gouvernement ne peut se décider, il devrait essayer de rendre ce projet acceptable pour la population. » 

Le Ministre de l’investissement et des échanges économiques extérieurs a pour sa part affirmé que l’électricité produite serait rendue à la Birmanie, car « la Chine produit plus d’électricité que de besoin pour couvrir sa consommation domestique ». Une affirmation potentiellement contredite par les déclarations chinoises déjà mentionnées, selon lesquelles la Chine a besoin de cette électricité dans le cadre du China Myanmar Economic Corridor. Le Ministre met aussi en avant l’importance des investissements déjà entrepris dans le projet et l’existence d’autres sites susceptibles d’accueillir des projets hydroélectriques. Les autorités seraient en train de rechercher d’autres sites pour produire l’électricité dont le pays a besoin, sans affecter les populations et l’environnement.

Les déclarations d’Aung San Suu Kyi suscitent de l’incompréhension. U So Thein, un ancien ministre de l’ancien président et actuel membre du parlement, interroge la situation d’incertitude actuelle : « Les responsables politiques actuels se sont aussi opposés au projet de Myitsone lorsque nous étions au gouvernement. Je ne comprends pas pourquoi il y a maintenant des discussions au sujet de sa reprise ». Il préconise de renoncer au projet une bonne fois pour toutes, quitte à indemniser la Chine de ses conséquences.

Myitsone et l’influence croissante de la Chine en Birmanie  

L’analyse publiée dans le Global Times, un média détenu par la Chine, illustre assez bien la « propagande » chinoise : elle fait valoir que l’opposition au projet de Myitsone serait motivée par des considérations politiques et que certaines organisations seraient encouragées par des « forces occidentales » tentant de nuire aux relations entre la Chine et la Birmanie… « L’expert » chinois cité par ce média met également en avant des bénéfices pratiques du projet pour la Birmanie (électricité et emploi). Pour un autre « expert » chinois, c’est la crédibilité des autorités birmanes qui est en jeu, ainsi que leur capacité à assurer un environnement sain aux investisseurs étrangers. Ce dernier argumentaire ressemble à celui récemment développé par… Aung San Suu Kyi.

Les pressions de la Chine pour la reprise du projet de barrage de Myitsone sont emblématiques : la Chine est de nouveau « au cœur » de la vie économique et politique birmane.

Le pic des investissements chinois en Birmanie remonte à l’année fiscale 2010-2011 après l’arrivée au pouvoir du président U Thein Sein. L’année suivante, les investissements chinois ont entamé leur déclin, après que le projet de barrage de Myitsone ait été suspendu.

Entre 2014 et 2016, il y a ensuite eu une augmentation régulière des investissements chinois. En dépit d’une méfiance du public vis-à-vis de ces investissements, la crise Rohingya et les condamnations occidentales ont ramené la Birmanie dans l’orbite de la Chine. Ce pays est de nouveau le partenaire économique et stratégique majeur de la Birmanie.

Bien que Singapour soit devenue le premier investisseur dans le pays depuis janvier 2019, devant la Chine, celle-ci occupait encore le premier rang en 2018. La Chine reste également le premier partenaire commercial de la Birmanie et son « protecteur diplomatique », grâce à son droit de veto au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle joue également un rôle dans les négociations de paix, tout en soutenant la quasi-totalité des organisations ethniques armées dans le nord du pays. Comme le souligne un observateur, la Chine ne veut pas la guerre, mais un conflit non-résolu ; elle ne veut pas la paix, mais une stabilité favorable à ses intérêts. Et ceux-ci sont nombreux.

Belt and Road Initiative (BRI) et China Myanmar Economic Corridor (CMEC)

La Chine a clairement rattaché Myitsone au China Myanmar Economic Corridor, et par extension à la Belt and Road Initiative. De quoi s’agit-il ?

La Birmanie est située à un carrefour stratégique dans le cadre de la Belt and Road Initiative (BRI). Entre l’Asie du sud et du sud-est, entre l’Océan indien et la province enclavée du Yunnan. Le projet de la BRI est une « route de la soie des temps modernes » par laquelle serait créée un réseau de routes commerciales, terrestres, fluviales et maritimes reliant la Chine l’Europe en passant par l’Asie centrale, la Russie et le Moyen-Orient. Révélé en 2013, le BRI comprendra à terme soixante-dix pays et les deux tiers de la population mondiale.

En septembre 2018, la Birmanie a signé un protocole d’accord avec la Chine pour la mise en œuvre du China Myanmar Economic Corridor (CMEC), devenant ainsi partenaire dans le cadre de la BRI, qui se présente à l’heure actuelle comme « la source la plus significative d’investissement et d’appui à la croissance économique en Birmanie ».

En dépit de critiques croissantes relatives au rôle de la Chine et au risque du « piège de la dette », le gouvernement birman s’affiche de plus en plus favorable à la BRI. Le corridor économique entre la Chine et la Birmanie (CMEC) va s’étendre sur 1700 km. Partir du Yunnan, traverser les principales villes économiques de la Birmanie (Mandalay, Rangoun…) et aller jusqu’à la côte au niveau de la zone économique spéciale (ZES) de Kyaukphyu dans l’état d’Arakan, avec un projet de port en eau profonde donnant un accès direct à l’Océan indien. L’enjeu pour La Chine ? Importer le pétrole sans passer par le  détroit de Malacca et développer la province enclavée du Yunnan… Dans le cadre de la CMEC, la Chine a trente projets en vue. A ce jour, la Birmanie a conclu des accords relatifs à neuf d’entre eux.

Des critiques se lèvent pour dire que la BRI risque d’entraîner un endettement insoutenable pour le pays et de générer davantage de conflits dans les zones concernées. Pourtant, la Birmanie a signé un protocole d’accord pour étudier la proposition d’une autoroute entre Muse et Mandalay. Et à Rangoun, le projet controversé de « nouvelle ville » fait partie du CMEC. Les deux pays sont aussi tombés d’accord sur la mise en oeuvre de trois zones de coopération économique dans les états Shan et Kachin.

Des sources proches des investisseurs chinois affirment que Pékin a investi au moins 6 milliards de dollars dans l’état Kachin (dont les 3,6 milliards dans le projet de barrage de Myitsone).  Le Journal Irrawaddy a d’ailleurs publié une infographie : « 30 years of chinese investment in Myanmar » permettant de visualiser l’ampleur des projets d’investissement chinois à travers le pays : la Chine compte en particulier de très nombreux projets dans le secteur de l’énergie, qui représente 67 % du total de ses investissements.

Dans le cadre de la protestation contre la reprise du projet de barrage de Myitsone, des voix birmanes se lèvent pour mettre en question la souveraineté du pays et s’interrogent sur la marge de négociation des autorités birmanes face au géant chinois.

Intérêts chinois v. intérêts birmans ?

La volonté de reprise de Myitsone est-elle réelle ou affichée ? Aung San Suu Kyi s’est rendue en Chine en avril dans le cadre d’un 2e Forum consacré à la Belt and Road Initiative (BRI). Au cours de sa rencontre avec le Président chinois Xi Jinping, le projet controversé de Myitsone n’a pas été évoqué, selon la Présidence birmane. A l’issue du Forum, la Birmanie et la Chine ont signé deux nouveaux protocoles d’accord et un accord dans le cadre de la mise en œuvre du CMEC.

La visite d’Aung San Suu Kyi avait été précédée de celle du commandant en chef de l’armée birmane Min Aung Hlaing, qui a rencontré le président chinois le 10 avril et indiqué que le BRI comprenait de nombreux projets susceptibles de bénéficier à la Birmanie, ajoutant que les militaires étaient prêts à coopérer pour leur mise en œuvre.

Le gouvernement chinois va-t-il renoncer au projet de barrage de Myitsone en échange de certains avantages économiques et stratégiques en lieu et place d’une importante compensation financière comme cela a déjà été évoqué ? Pour en revenir à l’hypothèse formulée au début de cet article, il se pourrait que Myitsone ne soit qu’une diversion, un stratagème dans les négociations en cours dans le cadre du CMEC et de la BRI, comprenant des projets bien plus stratégiques pour la Chine. 

En conclusion

Au-delà du projet de barrage de Myitsone, le débat actuel indique que les projets d’infrastructure et de développement doivent être gérés avec plus de transparence, associer les populations et répondre au « bien commun ». En l’absence de paix et de système démocratique fédéral en Birmanie, les grands projets sont plus à même d’être source de déstabilisation supplémentaire et d’exposer les populations à des conséquences néfastes. Sous cet angle, Myitsone n’est que « l’arbre qui cache la forêt ».

23 mai 2019

Exécutions extra-judiciaires dans l’Arakan : plaidoyer de la société civile birmane pour une Commission nationale des droits de l’Homme effective

Exécutions extra-judiciaires dans l’Arakan : plaidoyer de la société civile birmane pour une Commission nationale des droits de l’Homme effective

Le 16 mai 2019

Dans un communiqué du 14 mai, 24 organisations de la société civile (OSC) interpellent la Myanmar National Human Rights Commission (MNHRC) sur ses prises de position récentes. En dépit d’informations faisant état d’exécutions extra-judiciaires imputées à des militaires, la MNHRC s’est en effet bornée à reprendre à son compte la version de « légitime défense » avancée par l’armée.

Alors que les opérations de l’armée birmane (Tatmadaw) dans le nord de l’état d’Arakan continuent de se traduire par des violations des droits humains, ces OSC insistent sur la nécessité pour l’institution nationale des droits de l’Homme birmane, la MNHRC, de jouer son rôle et de mener une enquête indépendante. « Au mieux la MNHRC dissimule les crimes de l’armée, au pire elle s’en fait complice » déplorent ces organisations. Elles demandent donc à la MNHRC de conduire une enquête indépendante et transparente sur le mort de villageois dans le nord de l’état d’Arakan et d’agir pour que les parties concernées, en particulier l’armée, rendent des comptes.

Ces 24 OSC viennent d’ailleurs de constituer un groupe de travail qui plaide pour la réforme de la Myanmar National Human Rights Commission (MNHRC). Leur ambition ? Qu’elle devienne une institution effective, indépendante et transparente qui promeut et protège les droits humains conformément aux Principes de Paris adoptés en 1993 par l’Assemblée générale de l’ONU[1].

Civils arbitrairement détenus, villageois victimes d’exécutions extra-judiciaires… Ces dernières semaines, des cas de violations des droits humains imputés à l’armée birmane dans le nord de l’état d’Arakan ont fait l’objet d’une certaine couverture médiatique. Hélas, les méthodes de la Tatmadaw en zone de conflit restent inchangées, alors qu’aucune institution, nationale ou internationale, ne semble en mesure de mettre un terme au cycle infernal de l’impunité.

Le 30 avril dernier, environ 250 hommes âgés de 15 à 50 ans ont été arrêtés par l’armée dans le village de Kyauk Tan, au niveau du township de Rathaedaung, sur la base de leurs liens supposés avec l’Armée d’Arakan (AA). Ils ont été placés à l’arrêt dans une école pour y être interrogés. Le 2 mai, six d’entre eux ont été abattus par des militaires en pleine nuit, dans des circonstances qui font l’objet de récits divergents. Dans son communiqué du 6 mai, Human Rights Watch (HRW) rapporte que si l’armée a invoqué la « légitime défense », des témoins oculaires blessés par les tirs ont indiqué que les militaires avaient ouvert le feu après que l’un des villageois ait crié et tenté de s’enfuir.

Le Secrétaire Général de l’Arakan National Party (ANP) souligne que la ligne de défense de l’armée est peu vraisemblable en raison de l’extrême surveillance et des conditions de détention dont ces villageois faisaient l’objet. Il a adressé une lettre au gouvernement, à l’armée et à la MNHRC, demandant qu’une réponse effective soit apportée suite à ces exactions et que la protection des civils soit assurée.

Des médias locaux ont rapporté que des centaines de militaires ont été dépêchés sur place après les tirs, bloquant l’accès au site, notamment aux organisations souhaitant fournir une assistance médicale aux blessés. Ce n’est que dans un deuxième temps que les blessés (au moins huit) ont pu être évacués.

Dans un communiqué du 10 mai, le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme (HCDH) de l’ONU se dit « profondément préoccupé par ces exécutions extrajudiciaires, ces détentions arbitraires et au secret, ces mauvais traitements et par l’utilisation prolongée d’une école à des fins militaires ». « Et par ce qui semble être une punition d’un groupe important de villageois pour des actes de violence perpétrés par un groupe armé ». Le HCDH souligne que « jusqu’à 50 personnes sont toujours en détention au secret sans avoir accès à un avocat, à un médecin ou à toute autre forme de protection ».

Le HCDH rappelle aussi que « l’incident » de l’école du village de Kyauk Tan n’est pas « un cas isolé ». « Le 22 avril dernier, trois hommes de l’ethnie rakhine, qui figuraient parmi 27 personnes arrêtées au niveau de Mrauk-U, également à la suite de l’attaque perpétrée par l’armée Arakan le 9 avril, ont été abattus en détention. Les autorités ont réfuté les allégations selon lesquelles ils auraient été abattus, mais les corps ont été incinérés peu de temps après leur mort et avant que leurs familles ne soient informées. »

L’annonce de la mise en place par l’armée d’un comité d’officiers chargé de mener l’enquête suscite le scepticisme. Les exemples passés montrent que les investigations de la Tatmadaw ne servent qu’à blanchir leurs crimes.

Dans ces conditions, l’ONU plaide pour une enquête crédible, impartiale et indépendante sur les « incidents » rapportés, alors que d’autres exactions sont susceptibles d’avoir lieu sans qu’on en soit informé. L’accès au nord de l’état d’Arakan demeure en effet restreint depuis les opérations militaires menées contre les Rohingya en octobre 2016, puis à compter d’août 2017. Celles-ci n’ont d’ailleurs pas pris fin et des Rohingya continuent d’être pris pour cible.

« Tout en plaidant pour un accès humanitaire à toutes les zones de conflit, y compris dans le nord de l’État de Rakhine, le HCDH rappelle que la poursuite des violations des droits de l’Homme, des punitions collectives et de l’impunité ne fera qu’alimenter le conflit entre la Tatmadaw et l’armée d’Arakan. « La paix est fondée sur la justice et sans elle, aucun progrès ne peut être réalisé.»

Au-delà de la mobilisation en réaction à ces récentes exactions, le plaidoyer mené par la société civile birmane pour la mise en place d’une institution nationale des droits de l’Homme effective et indépendante en Birmanie se doit d’être relayé.

Contact : Sophie Brondel 07 62 80 61 33 sophie@info-birmanie.org

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Communiqué du 14 mai 2019 de 24 organisations de la société civile birmane : « la MNHRC doit se positionner sur les exécutions extra-judiciaires de villageois Rakhine »

Contacts presse :  

Moe Thway, Generation Wave : moethway@gmail.com (0095) 09979238220

Thet Thet Aung, Future Light Center Thet2aung2012@gmail.com (0095) 09794932344

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[1] La MNHRC a été accréditée « B » par l’Alliance Globale des Institutions Nationales de Droits de l’Homme (GANHRI) en 2015, soulignant son application seulement partielle des Principes de Paris. Le sous-comité d’accréditation s’inquiétait alors du degré d’indépendance de la Commission vis-à-vis du gouvernement, de la faible diversité de ses membres, ainsi que de sa volonté et de sa capacité limitée pour opérer dans un contexte de conflit armé et de régime autoritaire. En 2020, la MNHRC sera de nouveau évaluée.

 

Amnistie de Wa Lone et Kyaw Soe Oo : ce que dit la France

Amnistie de Wa Lone et Kyaw Soe Oo : ce que dit la France

CP 9 mai 2019 – Wa Lone et Kyaw Soe Oo ont finalement bénéficié d’une grâce présidentielle après avoir passé plus de 500 jours en détention et vu tous leurs recours juridiques rejetés. Une mobilisation mondiale d’envergure a soutenu sans relâche ces deux journalistes birmans, qui retrouvent donc à présent le chemin de la liberté.

Comme le souligne Reporters Sans Frontières (RSF), «la libération des deux journalistes ne doit pas faire oublier que les journalistes d’investigation birmans devront désormais travailler avec une épée de Damoclès au-dessus de leur tête » et la grâce présidentielle « comporte une large part d’ambiguïté : le pouvoir civil fait in fine montre de sa clémence, mais la condamnation des journalistes sur le fond n’en reste pas moins confirmée, créant une dangereuse jurisprudence et permettant ainsi aux milieux militaires et nationalistes de préserver la face.»  

Au lendemain de cette libération, deux experts des droits de l’Homme des Nations Unies sont venus rappeler qu’ils demeurent « extrêmement préoccupés » par l’état de la liberté de la presse et de la démocratie en Birmanie et que le pays a beaucoup à faire pour garantir un « minimum d’espace démocratique », en particulier dans la perspective des prochaines élections générales de 2020.

Alors que quelques prisonniers politiques ont bénéficié de la « mansuétude » de l’Etat birman, des dizaines demeurent derrière les barreaux, tandis que des journalistes, activistes ou simples citoyens continuent d’être visés par des poursuites judiciaires pour avoir évoqué des sujets « interdits ».

A la veille de la Journée mondiale pour la liberté de la presse célébrée le 3 mai, 190 organisations de la société civile birmane demandaient à leur pays de garantir la liberté d’expression et de la presse, de libérer tous les prisonniers politiques, parmi lesquels Wa Lone et Kyaw Soe Oo, et de réformer les lois répressives utilisées pour faire taire les critiques.

Après avoir salué la libération des deux journalistes de Reuters, la France s’est bornée à réaffirmer « son soutien à la transition démocratique en Birmanie et aux efforts du gouvernement civil en vue de faire progresser l’État de droit et le respect des droits de l’Homme.»

Dans le contexte répressif que nous connaissons, nous pensons que la France doit, à l’instar d’autres chancelleries occidentales, se faire l’écho de ces préoccupations : s’inquiéter de la situation des autres prisonniers politiques, de l’utilisation de lois répressives et de l’impunité persistante dont bénéficient les auteurs des violations des droits humains que Wa Lone et Kyaw Soe Oo ont justement contribué à documenter.

Contact Presse : Sophie Brondel 07 62 80 61 33 sophie@info-birmanie.org

Vulnérables et exploités: la situation des migrants birmans travaillant dans l’industrie de la pêche en Thaïlande

Vulnérables et exploités: la situation des migrants birmans travaillant dans l’industrie de la pêche en Thaïlande

InfoBirmanie, en partenariat avec Terre des Hommes France (TDH), la Fédération Internationale Terre des Hommes (FITDH), et Foundation for Education and Development (FED) participe à un projet visant à réduire la vulnérabilité des migrants entre la Thaïlande et la Birmanie. Cet article d’InfoBirmanie est le premier d’une série mensuelle : retrouvez tous les mois une publication thématique pour rendre compte de la situation pressante des migrants birmans en Thaïlande et du contexte de cette migration. 

24 avril 2019

Entre 1987 et 1996, la Thaïlande a connu un essor économique sans précédent, concentrant d’abondants flux migratoires provenant des pays voisins pour répondre à la demande accrue de main d’oeuvre. Le rapport 2019 sur l’immigration en Thaïlande publié par l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) montre que le phénomène s’accentue: le nombre de résidents étrangers en Thaïlande est passé de 3.7 millions en 2014 à 4.9 millions en 2018, dont 3 millions venant de la Birmanie selon le Ministère du Travail, de l’Immigration et de la Population birman. D’après le Ministère du Travail thaïlandais, environ 150 000 d’entre eux travaillent dans l’industrie lucrative de la pêche. En 2017, ce secteur d’exportations représentait 5,9 milliards de dollars USD. Mais il peine à trouver une main d’oeuvre consentant à assurer sa productivité.

Des conditions de travail qui choquent à l’international

Au cours des cinq dernières années, cette industrie a en effet été fortement critiquée par les médias. Elle a été accusée de violations de droits humains susceptibles d’entraîner des sanctions de la part de ses plus gros clients. Ainsi, en  2014, les Etats Unis ont déclassé la Thaïlande dans leur répertoire de pays à surveiller quant au trafic d’êtres humains. Un an plus tard, en 2015, la Commission Européenne a infligé un « carton jaune » à la Thaïlande, l’avertissant sur sa pratique de pêche illicite, non-déclarée et non-réglementée. Ces deux acteurs avaient alors estimé que les conditions de travail déplorables et les nombreux abus rapportés à bord des bateaux de pêche thaïlandais ou dans les centres de triage et de transformation de fruits de mer remettaient en cause les échanges et accords entre leurs pays.

Les conditions de travail très choquantes dans les chaînes de travail de l’industrie de la pêche  ne sont pas surprenantes compte tenu de la vulnérabilité des travailleurs migrants exploités. Arrivant souvent en Thaïlande par le biais d’intermédiaires travaillant avec les capitaines de bateaux ou les directeurs de centres de triage, les migrants sont contraints de travailler dans cette industrie. Leurs dettes envers les passeurs les forcent à accepter des conditions de travail inhumaines, proches de l’esclavage moderne. Ils touchent bien moins que le salaire minimum légal, lorsqu’ils sont payés, et leur rémunération leur est parfois confisquée durant des mois afin de les empêcher de partir. Lorsqu’ils possèdent des passeports et justificatifs administratifs, ceux-ci leurs sont retirés, les rendant à la merci des passeurs, de leurs employeurs et de la police locale qui profitent de leur situation d’irrégularité afin d’en soutirer de l’argent.

Dans cette industrie, les travailleurs migrants n’ont pas accès aux services publics basiques de santé. Ils doivent aussi payer leur matériel de protection alors qu’ils travaillent dans des conditions dangereuses et subissent des journées de 10 heures minimum. Bien évidemment, ils ne sont pas rémunérés pour leurs fréquentes heures de travail supplémentaires et ne peuvent pas se plaindre. En effet, ils ne sont informés de leurs droits ni oralement, ni dans les contrats qu’ils signent parfois sans même les comprendre. Par ailleurs, les travailleurs migrants n’ont pas confiance dans les mécanismes de plaintes et ont peur d’être victimes de représailles, tel que le signalement de leur situation irrégulière aux autorités.

L’innocence des enfants en proie à l’exploitation

Alors que le travail des enfants de moins de 15 ans est interdit en Thaïlande, de nombreux rapports en décèlent l’existence dans les centres de gestion des pêches. Dès l’âge de 11 ans, ces enfants endurent les mêmes conditions de travail que les adultes. Malgré leur vulnérabilité redoublée par l’intersection entre leur jeune âge et leur statut de migrant, ces enfants ne connaissent pas d’aménagements. Afin de contourner les lois du travail, les enfants sont embauchés sans contrats, et nombreux sont ceux qui mentent sur leur âge afin de pouvoir soutenir leurs familles, ce qui rend leur protection d’autant plus difficile. D’après une étude en 2015 de l’Action pour la Coopération Contre la Traite d’Êtres Humains des Nations Unies (UN-ACT), 92% des travailleurs migrants enfants interrogés, dont une majeur partie de Birmans, déclaraient ne suivre aucune forme d’éducation et avoir très peu de temps libre.

Les chalutiers, de véritables prisons sur l’eau

Au-delà des violations des normes internationales de travail et des lois du travail thaïlandaises, les abus les plus sévères ont lieu à bord des chalutiers. Des récits extrêmement choquants ont été relayés, dénonçant les conditions générales de travail décrites ci-dessus, ainsi que le trafic d’êtres humains facilité par les passeurs qui envoient ces hommes sur des bateaux de pêche où ils passent des mois, voire des années, piégés à bord. Cette situation est rendue possible par la pratique du transbordement réalisée environ tous les 3 mois. Elle permet aux bateaux de rester en mer indéfiniment en se faisant ravitailler par d’autres bateaux et en faisant passer leurs marchandises sur des «bateaux-mères» qui rentrent au port. Au large des côtes et loin du regard des autorités, cela facilite le contournement des régulations et des opérations de contrôle. Evidemment, les chalutiers ont parfois besoin de rentrer au port pour des réparations, et il n’est pas rare que les travailleurs migrants eux-mêmes subissent un transbordement. Ils sont vendus d’un capitaine à un autre afin de les garder en mer et au travail. Ils n’en sortent quasiment jamais.

Dans d’autres cas, les travailleurs ramenés au port sont enfermés à l’arrivée, pour les empêcher de s’échapper. En 2013, 14 victimes birmanes âgées entre 16 et 46 ans ont été retrouvées par la police locale dans une zone de triage. Ces hommes venaient de passer 6 mois en mer à bord de 3 navires différents et étaient alors emprisonnés par les intermédiaires.

Journées de travail interminables, rémunération lamentable, blocage indéfini en mer,  carences et malnutrition, manque d’hygiène et d’intimité… Le temps passé à bord par les pêcheurs est insupportable, tant les conditions sont extrêmes. Les violences physiques et psychologiques sont un lieu commun. De nombreux pêcheurs relatent avoir été battus à coups de poings et pieds, mais aussi avec des pierres à affûter, des barres de fer, des queues de raie et des bouts de bois. Les membres de l’équipage procèdent aussi à des techniques d’humiliation culturelle, en posant par exemple leurs pieds sur les têtes des pêcheurs, une insulte très grave dans les traditions bouddhistes d’Asie du Sud Est. D’après un rapport du Projet Inter-Agence des Nations Unis sur la Traite d’Êtres Humains (UNIAP), 59% des migrants travaillant à bord des bateaux de pêche thaïlandais interrogés disaient avoir assisté au meurtre d’un pair. Pour supporter cela, beaucoup sombrent dans l’alcool et les drogues. Cela les expose à de nouveaux périls, dans un contexte de vie et de travail propice aux accidents : une mer imprévisible et parfois agitée, des ponts glissants et l’utilisation de machines dangereuses.

Depuis 2014, la Labour Rights Promotion Network Foundation (LPN) se dédie au sauvetage d’hommes retenus à bord de bateaux ou réfugiés sur des îles indonésiennes. D’après leurs chiffres de 2017, ces remarquables activistes ont rapatrié 2968 pêcheurs chez eux, dont 1000 birmans, surprenant leurs proches qui les croyaient morts ou disparus depuis longtemps. Une fois rentrés, la LPN les aide à se réintegrer, à accéder à la justice et à leur rémunération. Une tâche qui s’avère difficile, mais que la fondation entreprend avec persévérance et détermination.

De vaines tentatives de protection de la part des gouvernements thaïlandais et birman

Face à la médiatisation de ces atrocités, la communauté internationale a pris position. Le gouvernement thaïlandais a rapidement réagi, tentant de mettre en place des dispositifs de surveillance, de contrôle et de gestion, afin de mieux réguler l’industrie de la pêche. Cependant, ces mesures ont eu peu d’impact et ont dans certains cas empiré la situation. En effet, pour remédier à ces problèmes, le pays a procédé à la régularisation en masse des travailleurs immigrés avec la « pink card », ou permis de travail, dont 114 558 dans l’industrie de la pêche. Malheureusement, cette carte a rendu les travailleurs encore plus dépendants de leurs employeurs, en reliant leur statut légal à leur travail. Pour changer d’emploi, ils doivent demander la permission à leur employeur, ce qui accroît les risques d’abus de position. De plus, la focalisation du gouvernement sur la problématique de la migration se traduit par des vérifications inefficaces sur les lieux de travail, dans les ports et à bord des navires. En effet, les fonctionnaires se contentent de vérifier la cohérence entre les papiers des travailleurs et les déclarations des employeurs, au lieu de procéder à un contrôle des conditions de travail. Lorsque les autorités se décident à interroger les travailleurs, souvent sans interprète, ils ne se sentent pas en confiance pour donner leur avis, d’autant que ces entretiens se font très souvent à portée de voix de leurs employeurs. Une compréhension très étroite de ce qui constitue le travail forcé (qui ne fait d’ailleurs pas l’objet de loi spécifique en Thaïlande) et une incapacité à former les fonctionnaires pour mieux le combattre limitent donc l’impact de ces politiques.

Depuis ces premières vagues de réformes, le même rapport 2019 de l’OIM note une très légère amélioration des conditions de travail dans l’industrie de la pêche. Par exemple, les travailleurs interrogés ayant signé un contrat ont augmenté de 6% en 2013 à 43% en 2018, bien que seulement 14% d’entre eux y aient accès. Un déclin notable de la violence physique rapportée à bord des bateaux, de 10% en 2013 à 2% en 2018, et une augmentation générale des salaires, constituent aussi des avancées rassurantes pour les pays concernés tels que le Cambodge. Alors que ce pays refusait jusqu’alors de déployer ses ressortissants vers cette industrie, de récents protocoles d’accord avec la Thaïlande prévoient maintenant d’y envoyer des travailleurs. Le gouvernement Birman lui, a signé un tel accord avec la Thaïlande dès 2016, où il s’engageait à envoyer 42 000 travailleurs sur des chalutiers, leur promettant un salaire de 12 000 Baht par mois (bien supérieur au minimum légal), ainsi que des visas de deux ans et l’accès à la sécurité sociale. Afin de faciliter cette forme de migration régulière, la Birmanie a ouvert des « One Stop Service Centres » ainsi que des bureaux pour recueillir les plaintes. La Fondation pour l’Education et le Développement (FED) salue ces accords inter-gouvernementaux, qui insistent sur la protection des droits des pêcheurs. Cependant, elle met en garde contre l’envoi de travailleurs inexpérimentés, qui pourraient se trouver dans de situations dangereuses à bord. Malgré sa mise en oeuvre, le Bureau du Travail Birman a déclaré le 2 avril avoir envoyé seulement 90 travailleurs sous ces accords. Souhaitable en théorie, ce chiffre montre que c’est une procédure en réalité très longue, coûteuse et bureaucratique. Ainsi, en 2017, 91% des migrants birmans interrogés par l’OIM en Thaïlande avaient préféré utiliser les voies migratoires irrégulières, ce qui souligne les limites d’un tel programme.

Malgré la mise en place de dispositifs visant à protéger les travailleurs, cette filière reste globalement dangereuse et très difficile à réguler. On peut donc se demander pourquoi la Birmanie s’engage dans ces accords à envoyer sa population travailler dans un environnement effroyable, où les normes de travail et les droits humains sont continuellement violés.

Clara Sherratt

Le réalisateur Min Htin Ko Ko Gyi en prison pour avoir critiqué le poids de l’armée

Le réalisateur Min Htin Ko Ko Gyi en prison pour avoir critiqué le poids de l’armée

CP 15 avril 2019 – Le nom de Min Htin Ko Ko Gyi vient s’ajouter à la longue liste des personnes visées par des poursuites et/ou placées en détention pour avoir exprimé une opinion critique vis-à-vis du pouvoir en Birmanie.

Réalisateur de films, poète et fondateur du « Human Rights, Human Dignity International Film Festival » dans son pays, il a récemment publié des commentaires critiques sur Facebook, relatifs au poids politique de l’armée garanti par la Constitution de 2008.

Ces commentaires lui valent d’être poursuivi par le lieutenant-colonel Lin Tun, issu du commandement de la région de Rangoun, pour insulte et diffamation via les réseaux sociaux en application de la section 66(d) de la Loi sur les télécommunications, mais aussi sous l’article 505(a) du Code pénal, qui criminalise notamment les propos émis dans le but de « faire échec à l’action de l’armée ». Il risque jusqu’à deux ans de prison.

Radio Free Asia, dans son édition du 12 avril, rapporte les propos de Myint Kyaw, co-secrétaire du Conseil de la Presse de Birmanie, pour qui Min Htin Ko Ko Gyi est un critique connu des militaires et devait à ce titre être dans le collimateur de l’armée. Il estime que le plaignant pourrait avoir joué un rôle dans la décision refusant sa libération sous caution.

Min Htin Ko Ko Gyi souffre en effet d’importants problèmes de santé. Son avocat, tout en soulignant que la libération sous caution n’est pas prévue dans le cadre de poursuites sous l’article 505(a) du Code pénal, s’inquiète que le juge, qui avait le pouvoir de tenir compte de son état de santé, ne l’ait pas fait. Le vendredi 12 avril, sa demande de libération sous caution a été refusée et Min Htin Ko Ko Gyi, récemment opéré d’un cancer, a été transféré à la prison d’Insein.

La prochaine audience dans cette affaire doit avoir lieu le 25 avril.

En attendant, les lois répressives utilisées pour réprimer les voix critiques dans le but de les faire taire n’ont toujours pas été réformées. Ces poursuites donnent aussi le ton quant à la portée prévisible du chantier de réforme de la Constitution, récemment ouvert par la LND dans la perspective des échéances électorales de 2020. Il ne saurait être question de porter atteinte au pouvoir des militaires et toute opinion contraire expose à la répression.

Min Htin Ko Ko Gyi, qui paie déjà ses écrits de sa liberté, devra-t-il aussi les payer de sa santé, si ce n’est de sa vie ? Alors qu’est actuellement évoquée l’amnistie annuelle de prisonniers, notamment politiques, dans le cadre des fêtes birmanes de la nouvelle année, les « procès politiques » ne tarissent pas.

Dans son communiqué du 21 mars, le réseau de l’European Burma Network enjoignait notamment à l’Union Européenne de « fixer des conditions en matière d’amélioration de la situation des droits humains, tels que la libération des prisonniers politiques et la réforme des lois répressives, en retour d’un soutien au gouvernement ». Ce changement d’approche reste d’actualité.

Contact Presse : 

Sophie Brondel 07 62 80 61 33 sophie@info-birmanie.org